Entretien avec Tan Tan (炭叹), artiste contemporaine et cinéaste expérimentale, à l’occasion de la projection de son court-métrage Whose Eyes au Festival Shadows du cinéma indépendant chinois. Par Marc L’Helgoualc’h.
Diplômée d’un Master de cinéma expérimental à l’Institut des Beaux-Arts de Chine à Pékin, Tan Tan (de son vrai nom Sun Weiwei) enseigne l’art contemporain à l’Institut des Beaux-Arts de Wuhan. Son œuvre se partage entre films expérimentaux, performances artistiques, VJing, documentaires et photographie. Ces dernières années, ses œuvres ont été projetées dans des festivals internationaux : le Festival du Film de Tampere en Finlande (2012), le Festival Images au Canada (2012), le Festival International du Film de Rotterdam (2011), le Festival International du Film de Berlin (2010), l’Asian Art Top Show (2010) et le Festival International du Film de Vancouver (2009).
Court-métrage de 15 minutes, Whose Eyes mêle les images de quatre fausses caméras de vidéosurveillance à de véritables vidéos de surveillance montrant des scènes de violence dans l’espace public. On y voit des scènes choquantes : un enfant écrasé par une voiture, un chauffeur de bus passé à tabac par un usager ou un commerçant battu à mort par deux voleurs dans sa boutique. Tout cela devant une foule passive. Ce type de vidéo apparaît régulièrement dans les médias avant d’être relayée sur Internet, provoquant en général la consternation. Ce fut le cas, en octobre 2011, d’une vidéo de caméra surveillance tournée à Foshan, dans la province du Guangdong, dans laquelle un camion écrase une fillette de deux ans et la laisse pour morte. Dix-huit personnes passent devant la jeune fille gisante avant que quelqu’un ne daigne lui porter secours. Cette indifférence radicale est-elle le fruit d’une montée de l’égoïsme qui veut que chacun s’occupe de ses propres affaires ? Au spectateur d’y réfléchir.
Voici un entretien avec Tan Tan dans lequel elle revient sur sa carrière et le cinéma expérimental en Chine.
Tan Tan est votre nom d’artiste. Que signifie-t-il ?
Il y a dix ans, quand j’ai commencé ma carrière artistique, je voulais changer complètement et avoir une nouvelle identité. Je me suis donc donnée ce nouveau nom : Tan Tan. J’ai tout simplement feuilleté le dictionnaire et pris deux mots au hasard. Un geste dadaïste. Ce nom n’a pas vraiment de sens.
Comment a débuté votre carrière ?
En raison de mon parcours étudiant, il était naturel pour moi de commencer une carrière cinématographique. En Licence, j’étudiais le cinéma et j’ai découvert petit à petit que ce que j’aimais le plus était le cinéma expérimental et l’art vidéo. Quand j’ai débuté mon Master à l’Institut des Beaux-Arts de Pékin, je me suis orientée vers le cinéma expérimental. Ce type de cinéma n’est pas très accessible en Chine. J’étais attirée par l’art contemporain en général. À l’époque, je visitais beaucoup d’expositions et d’installations vidéo. A partir de 2001, il commençait à y avoir des festivals consacrés au cinéma indépendant en Chine qui proposaient des sélections de films expérimentaux.
Il n’y a pas tant que ça de cinéastes expérimentaux puisque ce courant est arrivé en Chine relativement tard. On peut citer Yang Fudong, Li Xiaofei et Song Dong. Ces deux derniers sont plutôt considérés comme des artistes contemporains, leurs œuvres sont exposées dans des musées. Ils font de l’art vidéo mais je considère que cela fait partie du cinéma expérimental.
J’ai également vu des films de réalisateurs étrangers. Mon Master était mutualisé entre l’Institut des Beaux-Arts à Pékin et l’école des Beaux-Arts de Californie. Les professeurs des États-Unis nous montraient des films occidentaux. J’ai beaucoup appris de ces réalisateurs : Maya Deren, Jan Svankmajer, Harry Smith…
Mon premier court-métrage, 365 Nights, Everyday Has Teleplay, date de 2005. Ce film a un lien avec la télévision. À l’époque, j’écrivais des scénarios de séries télévisées pour gagner de l’argent. Ces scénarios m’ont tellement frustrée que j’ai réalisé un premier film où, dans ma chambre, j’inventais des personnages auxquels je faisais jouer des scènes débiles.
Quelles sont les réactions du public à Whose Eyes ?
Les spectateurs chinois et étrangers ont des réactions différentes. Les Chinois sont habitués à ce genre d’images et se demandent plutôt quel est le concept ou pourquoi j’ai réalisé ce film. Quand j’ai montré mon film aux festivals de Rotterdam et de Tampere, les questions portaient plus sur la société chinoise en général, pourquoi ces événements ont-ils lieu, pourquoi les gens filmés ont-ils une telle réaction d’indifférence.
Ces accidents violents et l’absence de réaction de la foule sont-ils plus fréquents qu’il y a vingt ans ou cela correspond-il à une mentalité plus profonde ?
Ces phénomènes étaient sans doute moins fréquents il y a vingt ans parce que, aujourd’hui, le raisonnement du chauffeur qui vient de percuter une personne est « autant l’achever plutôt que de la laisser handicapée et payer des frais médicaux ». L’économie chinoise s’est beaucoup développée en très peu de temps ; aujourd’hui la priorité des gens est de gagner de l’argent. On fait moins attention aux autres. Cela peut expliquer ces phénomènes. Mais bien sûr, ces réactions sont choquantes. C’est la raison pour laquelle j’ai réalisé ce film et que j’ai choisi un dispositif de caméras de surveillance. Pour donner sur la forme une apparence d’objectivité et de normalité, alors que, sur le fond, ces caméras de surveillance montrent une situation anormale où l’indifférence est la règle.
Parlez-nous de vos autres films.
J’ai réalisé huit films expérimentaux et quatre documentaires dont un long-métrage. J’ai aussi réalisé d’autres œuvres artistiques, des installations vidéo et des performances. La majorité de mes travaux sont en rapport avec la réalité de la société chinoise. Pour Spend 1 Minute With 60 People (2007), j’ai enregistré dans la rue soixante personnes qui prononcent chacun un chiffre. J’ai filmé Qian Men No.1 Hotel (2008) dans un hôtel en cours de démolition. C’est un peu surréaliste, j’ai placé des éléments qui donnent des illusions du temps passé. Mon dernier film, Lost In Home (2012), est filmé dans un immeuble en ruines de Wuhan et se compose de trois parties : passé/présent/futur. Il commence avec des photos du début du 20è siècle. Pour la deuxième partie, j’ai filmé en split screen une femme enceinte et une personne âgée. La troisième partie montre une fête et le concert d’un groupe de rock [qui joue notamment « Creep » de Radiohead].
Vos œuvres sont-elles visibles sur Internet ?
Mon site personnel est en construction et je n’ai pas voulu télécharger mes films sur des plateformes de partage vidéo. J’attends d’avoir mon site personnel. Je collabore également actuellement avec Zhang Yaxuan, un critique cinématographique et curateur d’exposition, pour développer la Chinese Independant Film Archive (CIFA), une institution académique à but non lucratif, dévouée au classement, à la collection et à la promotion des films indépendants chinois. Mais paradoxalement, en ce qui concerne le cinéma expérimental, beaucoup de créateurs qui exposent leurs œuvres dans des galeries et des musées ne souhaitent pas qu’on les diffuse sur internet. Ils doivent avant tout trouver des acheteurs pour se financer et vivre de leur art.
On entend souvent l’expression « enfants de Marx et de Coca-Cola » pour définir une partie des artistes contemporains chinois. Trouvez-vous cette expression pertinente ?
Quand je vois des œuvres d’artistes chinois connus, j’ai la même impression. Cela concerne surtout des artistes qui ont commencé au début des années 1990, quand l’art chinois a commencé à émerger sur la scène internationale. À cette époque, le pop art était très populaire. Mais cela ne recouvre pas l’ensemble de la production artistique chinoise.
Comment qualifieriez-vous votre travail ?
C’est du réalisme magique. J’exprime ma propre confusion devant la réalité. J’ai l’impression de vivre dans un univers parallèle, comme si j’étais là et pas là en même temps. J’essaie de donner mon interprétation personnelle sur le temps et la mémoire.
Filmographie expérimentale
365 Nights, Everyday Has A Teleplay (2005)
Live (2006)
Song (2007)
Spend 1 Minute With 60 People (2007)
Qian Men No.1 Hotel (2008)
The Reverse Side Of Dreams (2009)
Positive (2010)
Mirage (2010)
Whose Eyes (2011)
Lost In Home (2012)
Documentaires
Visiting (2004)
Human Made (2005)
Chinese Cabbage (2007)
Game Time (2009)