Retour sur notre film coup de cœur du FICA, L’Aiguille de Rachid Nougmanov, véritable film culte pour toute une génération. Par Jérémy Coifman.
Ayant étudié au VGIK, sous la houlette de Sergueï Soloviev, au côté d’Omirbaev ou Amirkulov, Rachid Nougmanov réalise deux courts-métrages (Lia-Kha-a en 1986 et L’art d’être docile en 1987) et est fortement influencé par son mentor Soloviev. Il fréquente le milieu underground, écoute du rock et rêve de rébellion. C’est dans un contexte tendu (comme on peut l’imaginer à l’époque) que sort Igla (L’Aiguille) en 1988, son premier long métrage. Il raconte l’histoire de Moro (Viktor Tsoi) qui revient dans sa ville natale au Kazakhstan et qui retrouve de vieilles connaissances, notamment Dina, une ancienne maîtresse.
La genèse de ce film est assez drôle, surtout quand c’est le réalisateur qui la raconte (voir notre interview). D’un film de commande, L’Aiguille est devenu de plus en plus à l’image du réalisateur. Après avoir demandé d’incorporer ses acteurs et ses techniciens, il demande que le scénario soit totalement revu. C’est évidemment très représentatif de l’esprit de changement, de rébellion et de fièvre qui animait Rachid Nougmanov et toute cette génération de cinéastes kazakhs.
Cette fièvre, on la retrouve partout dans L’Aiguille. Visuellement, Nougmanov ne s’interdit rien, que ce soit des délires psychédéliques ou des « scratchs » sur la pellicule. Malgré cette impression de chaos, le style du réalisateur est riche, et certains plans sont d’une beauté sidérante (le bateau sur la mer d’Aral asséchée et le final sous la neige). Nougmanov mélange le burlesque (scène dans le bar), le contemplatif, le polar, et y incorpore même des dessins. L’expérience est incroyable, dans un renouvellement perpétuel.
Le son revêt également une importance capitale dans l’appréhension du film. Il est totalement « indépendant de l’image » comme dirait Nougmanov. On pense à Godard et à tout ce travail sur le son de la nouvelle vague française. Les morceaux de Kino (le groupe de Viktor Tsoi), de pop italienne, de musique classique, des cours de langue audio de français ou d’italien se succèdent, à l’envie, donnant aux scènes un caractère complètement surréaliste et poétique. La voix des acteurs est parfois à peine audible, couverte par le son ambiant (toujours la nouvelle vague française).
Le génie de Nougmanov a aussi été son casting. Entièrement constitué de ses amis proches, tous ont une présence folle. On retrouve Marina Smirnova, belle et fragile, l’effrayant Piotr Mamonov (qu’on peut retrouver dans Tsar de Pavel Lounguine) qui rappelle les acteurs de l’expressionnisme allemand, et Alexander Bachirov, petite frappe survoltée très drôle. Le cinéaste laissa une grande place à l’improvisation. Cela s’en ressent fortement. On ne sait pas où le film nous amène. Il est toujours sur le fil, en mouvement. Les acteurs se renvoient la balle dans des scènes tantôt absurdes, tantôt touchantes.
Puis, comment faire l’impasse sur Viktor Tsoi, acteur principal, responsable de la bande originale (avec son groupe Kino) et véritable ange purificateur. Il entre dans le cadre et captive immédiatement avec sa nonchalance, sa beauté, son look. C’est le symbole de toute une génération, incarnant ce vent de changement de la jeunesse soviétique. Il crève littéralement l’écran. Connaître le destin de l’homme (il mourra deux ans plus tard dans un accident de voiture) lui donne une figure encore plus légendaire, presque surnaturelle. Son combat pour sauver Dina des affres de la drogue est magnifique. Viktor Tsoi est l’âme de L’Aiguille. Un destin tragique pour ce fan de James Dean.
Nougmanov réalise un film sur l’addiction, mais pas seulement. La drogue est présente en filigrane pour souligner son émergence en Union Soviétique. Mais c’est aussi et surtout un film sur l’asservissement (fantastique improvisation de Bachirov qui s’embarque dans un discours politique) et sur les ravages du régime soviétique (l’assèchement de la mer d’Aral). C’est un film sur la révolte, sur l’action. Comme Viktor Tsoi, alias Moro, qui n’arrive pas à sauver Dina de l’emprise de la drogue, mais qui se bat malgré tout. Le danger, c’est nous même, semble nous dire Nougmanov, quand le vent de révolte (Tsoi, symbole de la jeunesse) est poignardé par un quidam, un pion. Pourtant, malgré ses blessures, il se relève, et marche vers l’avenir, ultime espoir de tout un peuple.
Verdict :
Jérémy Coifman.
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