Du 8 au 20 décembre, la cinémathèque a rendu un bel hommage à Edward Yang, qui nous a permis de (re)voir les sept films du réalisateur de Yi Yi. Retour analytique sur une riche filmographie ! Par Anel Dragic.
Disparu en 2007, Edward Yang était un de ces grands réalisateurs qui n’ont pas connu la reconnaissance assez tôt. En effet, à part Yi Yi, la majeure partie de son travail reste encore obscur pour le grand public. Yang était pourtant l’autre grande figure de la nouvelle vague taïwanaise. L’autre, parce qu’il n’aura malheureusement pas eu la chance de coexister aux côtés d’un Hou Hsiao Hsien à la renommée internationale déjà bien installée. Les deux hommes étaient pourtant intimement liés, ce dernier ayant même joué dans deux films de Yang ( That Day On the Beach et Taipei Story). Ils partageaient un regard sur l’histoire de Taïwan, mais aussi une certaine sphère propre à la nouvelle vague taïwanaise. Wu Nien-Jen par exemple, scénariste de quelques films de Hou Hsiao Hsien, qui a coécrit That Day On The Beach mais fût surtout l’acteur derrière NJ, le père de famille de Yi Yi. Et pourtant, Edward Yang aura dû attendre ce dernier film, réalisé en 2000, pour commencer à faire parler de lui dans nos contrées. L’opportunité de combler un manque est enfin arrivée (mais malheureusement réservée au public parisien) puisqu’à la cinémathèque française s’est déroulée du 8 au 20 décembre une rétrospective consacrée au réalisateur.
Présentée il y a maintenant deux ans au festival des 3 continents, cette rétrospective parisienne était attendue. D’une part car elle permettait de (re)découvrir l’un des réalisateurs taïwanais majeurs. D’autre part en raison de la rareté des films présentés, presque tous inédits en édition DVD à l’exception de Yi Yi (les acharnés pourront toujours se lancer dans la recherche des quelques éditions VHS et VCD imports des titres les plus anciens). En attendant une réédition donc, les amateurs du cinéaste doivent, hélas, se contenter de tels évènements pour découvrir son œuvre. Une belle opportunité pour East Asia de revenir sur ce réalisateur passionnant et pourtant resté méconnu.
Taïwan Story
Au premier abord, ce qui frappe lorsque l’on se penche sur la filmographie du réalisateur, c’est de voir comment en sept films seulement, celui-ci parvient à retracer l’Histoire de Taïwan et son évolution au travers de deux décennies, sans renier un passé qui s’étale sur tout le XXe siècle. De That Day on the Beach jusqu’à Yi Yi, réalisés entre 1983 et 2000, un long chemin aura été parcouru. Véritable portrait social, l’œuvre de Yang témoigne des changements progressifs de la société taïwanaise du moment où celle-ci commence à se libéraliser jusqu’à l’aube du XXIe siècle.
Mais si Edward Yang s’intéresse à la société moderne, celle-ci ne peut être comprise que comme un héritage de tous les évènements qui ont marqués l’Histoire de la Chine et surtout de Taïwan tout au long du siècle. Son chef d’œuvre, A Brighter Summer Day, témoigne au travers d’une fresque de 4 heures, de ce lourd passé. Le film s’attarde sur un fait divers : le procès d’un adolescent qui avait été condamné à mort. Mais ce qui intéresse Yang, ce n’est nullement l’anecdote mais bien de dépeindre un portrait de la société de l’époque. Au travers du parcours du jeune homme ( Chang Chen), le réalisateur porte un regard sur son pays et son Histoire, et s’intéresse beaucoup plus à tous les à côtés qu’à l’intrigue en elle-même. Les origines multiculturelles de Taïwan (les langues chinoises sont nombreuses et hélas imperceptibles si l’on s’arrête au simple sous-titrage), la mixité des langues (le japonais et l’anglais ont aussi une grande importance), mais aussi les traces physiques (telles que les objets laissés dans un grenier) sont tous là pour nous rappeler le passé sur lequel le pays s’est construit. Ample et complexe, le film suggère en permanence au travers des éléments culturels et donne ainsi au film sa profondeur.
L’œuvre de Yang dans sa globalité se montre extrêmement politisée mais sans entrer dans le drame social basique, le réalisateur s’avère être un véritable touche à tout. De la fresque historique ( A Brighter Summer Day) au drame pur ( That Day On the Beach), de la comédie sous l’influence de Woody Allen ( Confusion chez Confucius) au film policier ( The Terrorizer), l’œuvre de Yang fait état des changements de la société tout en gardant une sensibilité qui lui est propre, contrebalançant légèreté et drame avec nuance. Confusion chez Confucius montrait déjà l’expansion du capitalisme et son rapport à l’art avec beaucoup d’humour. L’exemple le plus prégnant du mélange des genres serait certainement Yi Yi , son film somme, dans lequel le réalisateur livre une belle réflexion sur la vie et sur son sens, au travers du portrait d’une famille multi-générationnelle où les différents membres reflètent les différentes étapes de la vie, formant ainsi un schéma cyclique. Quoi de plus logique dès lors que le regard de l’enfant soit une constante dans son œuvre, d’ In Our Time à Yi Yi en passant par A Brighter Summer Day. La jeunesse est au centre de son œuvre, et celle-ci éprouve la même capacité à passer avec aisance d’une humeur à une autre.
Yin ± Yang : “Genders” dans le cinéma taïwanais
En véritable capteur des changements de la société, Edward Yang livre avec son œuvre un point de vue intéressant de l’évolution de celle-ci au travers de la relation homme/femme. Son premier moyen-métrage, le segment d’ In Our Time nous mettait déjà face à une adolescente qui faisait la découverte de sa sexualité. Une prise de conscience que l’on peut rapprocher de l’émancipation de la société taïwanaise et qui prend tout son sens avec la guerre des sexes de Confusion chez Confucius (dont le titre original chinois signifie le temps de l’indépendance). Alors que That Day On the Beach nous racontait l’histoire de Sylvia Chang, femme esseulée par l’absence de son mari, Confusion… est une revanche sur les mœurs machistes et sous ses apparats de comédie, se montre très politisé. Finalement, le thème qui se dégage le plus des films d’ Edward Yang semble être l’incapacité des personnages à faire coïncider leurs aspirations à la vie qu’ils ont eu. Une thématique qui traverse nombre d’œuvres du cinéaste de That Day on the Beach jusqu’à Yi Yi.
L’adultère traverse aussi toute l’œuvre d’ Edward Yang, mais force est de constater que les rapports hommes/femmes ne sont pas toujours constants et si les hommes étaient les tyrans au début des années 80, les femmes auront put prendre leur revanche au début des années 90. Directrice d’entreprise, le personnage de Molly dans Confusion… porte la culotte dans le couple, ce qui cause bien des soucis à son mari Akeem. D’autant plus que ceux-ci s’étaient engagés dans une relation libre. Si les mœurs se montrent plus flexibles au début des années 90, le réalisateur en profite pour questionner la possibilité de l’existence des valeurs traditionnelles dans la société moderne capitaliste. Mais en général, le besoin d’indépendance se heurte à la solitude.
Mémoire et confusion sonore
Cette solitude des personnages engendre en grande partie la tonalité des films d’ Edward Yang. Calmes, ils laissent les personnages seuls avec leurs silences. Il est alors peu étonnant de constater que le réalisateur n’utilise la musique qu’en de rares occasions, et celle-ci est toujours distillée avec parcimonie. Rarement extra-diégétique (à l’exception de Yi Yi, où elle est composée par Peng Kaili, pianiste et femme de Edward Yang), les musiques sont issues de l’environnement (boite de nuit, radio) et rythment ainsi la vie des personnages.
Le travail sur le son en dit aussi beaucoup sur l’état d’esprit des personnages. L’usage de différents procédés comme le décalage son/image ou encore de la voix off place bien souvent le récit dans un dispositif de mémoire. Cette entrée dans la pensée des personnages laisse alors entrevoir le malaise et contrebalance le mutisme dans lequel ils se terrent. Des voix off aux silences, le récit peut surgir sous plusieurs formes, y compris par les non-dits. Il faut alors bien distinguer la suggestion du non-dit puisque très souvent, le réalisateur se refuse à apporter un semblant de piste au spectateur et c’est à celui-ci de combler les brèches.
Taipei : ville fragmentée
Le style d’ Edward Yang est rempli de failles, d’interstices. De That Day On the Beach où le mystère central du film restera total (le mari est-il mort ? S’est-il enfuit ?) Jusqu’à Yi Yi (la vision de la grand-mère se réveillant est-elle réelle ? illusoire ? métaphorique ?) on constatera que d’œuvres en œuvres, le cinéaste met un point d’honneur à recoller les évènements et à rendre toute sa logique à une intrigue pour finalement la lui retirer. Alors que dès les premiers films ces vides scénaristiques demandent au spectateur de recomposer par lui même les évènements, progressivement, Edward Yang va remettre des pièces dans le puzzle… trop de pièces. A Brighter Summer Day et Yi Yi sont ainsi des exemples parfaits de films sans intrigue, remplis de pièces en trop, où le réalisateur s’intéresse d’avantage à tous ces à côtés qui viennent donner de la consistance au quotidien.
The Terrorizer, que l’on peut considérer comme l’œuvre la plus complexe d’ Edward Yang, du point de vue narratif, place le spectateur face à une intrigue tortueuse. Difficile de bien cerner les tenants et les aboutissants à la première vision de ce film. Le cinéaste procède à une opération de fragmentation et de reconstruction de son récit. Une démarche qui n’est pas sans rappeler le Blow Up d’ Antonioni auquel certaines séquences font explicitement référence. Le personnage du photographe se met alors à tenter de reconstruire l’intrigue et l’espace du film, sans y parvenir.
Le metteur en scène se place toujours en avance sur son récit. L’histoire qu’il raconte se montre alors imprévisible et permet au cinéaste de prendre de cours son spectateur, qu’il manipule à la fois au travers du récit, en le menant par exemple sur de fausses pistes, mais aussi du montage et du cadrage. Lorsqu’un champ se verrait en temps normal contrebalancé par un contre-champ, le réalisateur préfère ici faire surgir un évènement totalement inattendu dans le cadre. L’enchainement elliptique des séquences et d’effets de surprise rend alors la mise en scène insaisissable, tout comme les motifs de ses personnages. Le récit suit alors son propre chemin, passant d’un personnage à un autre, oubliant certains d’entre eux avant d’y revenir, échappant ainsi à toute cohérence narrative.
Le rapport à la mémoire et le travail du montage peuvent alors être rapprochés. That Day On the Beach, nous présente par exemple l’histoire de deux amies de longues dates qui se retrouvent et l’une des deux ( Sylvia Chang), va raconter toute sa vie depuis leur dernière rencontre de nombreuses années auparavant. Le film repose sur ce système de mémoire, et le personnage de l’amie, incarné par Terry Hu, d’abord présentée comme personnage principal va porter un regard propre sur le récit que lui racontera Sylvia Chang. Dès lors, le cinéaste peut au travers de ce regard rétrospectif et de sa narration elliptique, via de nombreux flashbacks et zones d’ombres, instaurer l’ambiguïté et ainsi laisser le doute au spectateur.
Conclusion
Permettant de redécouvrir l’œuvre d’un cinéaste majeur non seulement en Asie, mais osera-t-on dire mondial, cette rétrospective exhume l’entière filmographie du metteur en scène (à l’exception de ses premiers travaux à la télévision, comme le téléfilm Winter of 1905, fruit d’une collaboration avec Tsui Hark). Un beau cadeau de noël pour les cinéphiles parisiens en attendant une édition vidéo digne de ce nom (qui serait apparemment en cours de négociations). Afin de clore ce dossier, soulignons qu’en complément de The Terrorizer était projeté un court teaser de quelques minutes de The Wind, film d’animation inachevé par le réalisateur auquel Jackie Chan devait prêter sa voix. Entre tableaux amples et scènes de kung fu, le réalisateur livrait là une facette totalement nouvelle. On regrettera alors que le cancer l’ait emporté trop tôt, car il ne fait nul doute qu’il avait encore beaucoup à dire.
Anel Dragic.