Moins d’un an après le magistral United Red Army, Wakamatsu revient avec Le Soldat Dieu, insupportable chef d’œuvre dont la vision est aussi nécessaire qu’éprouvante. A 70 ans passés, le cinéaste n’a rien perdu de sa force polémique et sa révolte reste intacte ! Par Victor Lopez.
L’histoire : Appelé au combat pour protéger l’Empire pendant la guerre Sino-japonaise, le soldat Kurokawa, devenu lieutenant, revient du front amputé de ses quatre membres et atrocement défiguré. Il porte désormais le titre de « Kamisama no heitai », littéralement “le Soldat-Dieu”, décerné par l’empereur, forçant l’admiration de tous et faisant ainsi la fierté du village dont il est issu. Son épouse n’a alors pas d’autre choix que de le veiller sur ce “véritable” héros pour la patrie, réduit à des fonctions de bases telles que manger ou dormir, et d’assouvir ses moindres désirs. Mais malgré ce titre élogieux, un rapport de domination va naître dans le couple, dont l’issue se révèlera particulièrement cruelle.
Certains politiciens prétendent que le Japon court à l’effondrement et qu’il faut renforcer sa défense pour l’éviter. Qu’il disparaisse, ce pays ; mais le peuple, les êtres humains qui l’habitent ne doivent pas disparaitre. Et pour que les japonais survivent, ils doivent davantage tourner leurs yeux vers le monde. C’est pourquoi, aujourd’hui plus que jamais, j’ai voulu tourner un film décrivant sans détour ce qu’est la guerre.
Wakamatsu.
Si la vision du Soldat Dieu se révèle éprouvante, c’est surtout au sortir du film que le dégout est difficilement surmontable. Rarement une œuvre aura ancré aussi profondément ses visions d’horreur dans la mémoire de ses spectateurs. Loin d’une montée progressive, Wakamatsu opte pourtant dès les premières minutes pour une représentation frontale. On découvre le corps mutilé du soldat Kurokawa en même temps que sa femme, Shikego. Le cinéaste insiste alors à l’aide de gros plans très découpés sur les moignons et les blessures de l’homme-tronc, entraînant le rejet immédiat qui est aussi celui de l’épouse qui s’enfuit en criant que cette chose n’est pas son mari lors d’une scène bouleversante. Avec cette volonté de tout montrer dès les premières scènes, Wakamatsu oblige le spectateur à voir l’horreur, mais aussi, chose plus atroce encore, à s’y habituer. A mesure que Shikego s’accommode du corps de son mari, le spectateur est parallèlement de moins en moins troublé par la vision horrifique de celui-ci. Et lorsque les plans du début sont répétés à la fin, ils n’ont plus l’aspect choquant qu’ils avaient liminairement. Si Le Soldat Dieu reste en mémoire, c’est alors moins à cause de sa frontalité gore, que par le génial déploiement de ses thématiques.
Va, va, Kôji, pour la seconde fois
Pas de doutes, se dit le spectateur dès les premières secondes du Soldat Dieu, il s’agit bien d’un Wakamatsu ! Le film s’ouvre par une violente scène de viol dans un somptueux noir et blanc. L’incrustation de flammes colore la pellicule, et rappelle malicieusement le jeu sur les couleurs que le cinéaste utilisait dans ses productions des années 60 : c’est ici une bobine du film que l’on verra en noir et blanc, alors que ses films ultérieurs comportaient souvent pour des raisons de coût une bobine en couleur…
On le voit avec cet exemple, le point de vu de Wakamatsu s’est fait rétrospectif, comme s’il revenait sur son propre cinéma et ses codes en même temps que sur l’histoire du Japon. En ce sens, Le Soldat Dieu prend magistralement place aux côtés de United Red Army dans la filmographie du réalisateur, qui ouvrait une nouvelle et passionnante tendance historique dans l’œuvre du cinéaste. Le Soldat Dieu peut même être vu comme un préquel au film précédant du cinéaste, relatant l’histoire des parents des jeunes révoltés des années 60 et 70, et expliquant l’origine de cette haine.
Un autre procédé rappelle la mise en scène de United Red Army, lorsque Wakamatsu introduit dans son générique sa fiction par des images d’archive bien réelles. Mais cette inscription documentaire, à l’œuvre dans toute la première heure de United Red Army, appelle aussi les images d’un autre film stigmatisant violemment les conséquences de la guerre : Croix de fer de Sam Peckinpah. Le film de 1974 s’ouvrait pareillement sur un générique incluant la fiction dans des images d’archives. On touche à travers cette comparaison un des nerfs du film de Wakamatsu : une interrogation du vécu et du réel par le cinéma.
Plus qu’un film dénonçant les atrocités de la guerre, Le Soldat Dieu fascine ainsi par sa capacité à nous plonger dans les conséquences dramatiques et quotidiennes de celle-ci. Certes, le film a une portée métaphorique évidente, avec ce corps malade comme image du japon ravagé par la guerre et l’hypocrisie de la propagande nationaliste (célébré comme un héros, Kurokawa est un être moralement répugnant), mais ce qui marque est plus l’histoire personnelle racontée que son inscription dans la grande histoire.
De Caterpillar, roman érotico-gore d’Edogawa Rampo à la base du Soldat Dieu (et dont une adaptation en Manga par Maruo Suehiro vient d’être traduite en français), Wakamatsu ne garde que l’image de l’homme tronc et son insatiable appétit sexuel. L’adaptation, et là est toute sa force, transforme le vétéran en criminel hanté par ses actes : loin d’être un héros de guerre, le misérable a eu son accident qui lui a couté ses membres en violant de jeunes chinoises. Et avant son départ à la guerre, on l’imagine en mari violent battant sa femme. Le génie du Soldat Dieu est que Kurokawa handicapé reste le même salaud après son accident qu’avant, et qu’on est jamais amené à avoir pitié pour lui.
Le personnage féminin de Shigeko appelle à l’inverse la sympathie du spectateur et son parcours son admiration. Femme effacée et battue, symbole du mépris dont fait preuve la société japonaise envers les femmes, on la voit peu à peu reprendre sa vie et ses désirs en main en s’efforçant de faire face à la situation impossible dans laquelle elle se retrouve.
Même si la fin annonce une libération bienvenue, les images laissent le spectateur dans un profond malaise. Mais dès le beau générique de fin terminé, le besoin de se replonger dans cette expérience inoubliable se fait rapidement ressentir.
En résumé : Une œuvre magistrale et indispensable de Wakamatsu, qui résume tout un pan de l’Histoire du Japon et de son cinéma.
Victor Lopez.
Verdict :
Le Soldat Dieu de Wakamatsu Kôji est en salle le 01/12/2010.