Sono Sion poursuit son petit bonhomme de chemin en accouchant de films à un rythme régulier et continue à accroître sa popularité auprès du public occidental. La sortie en salles de Guilty of Romance, dernier volet de sa « trilogie de la haine », mais première oeuvre du cinéaste à avoir les honneur d’une sortie nationale, est l’occasion de revenir sur le film présenté en séance spéciale à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes. Par Anel Dragic.
Tokyo Decadence
Lorsque l’on sort de la salle après la vision du film, on est essoufflé et confus devant la masse de thèmes abordés par l’œuvre. Guilty of Romance est un film vaste, foisonnant, un film qui parle de la condition de la femme et qui est capable de passer d’une citation de Kafka à une réflexion linguistique. Dès lors, il est difficile de savoir par où commencer pour démêler le texte (lui aussi bien emmêlé par une narration fragmentée). Le plus simple est donc de revenir sur l’histoire. Le film s’intéresse à trois personnages féminins : Kikuchi Izumi (Kagurazaka Megumi), oie blanche, femme aimante sans histoires qui va progressivement se retrouver entraînée dans le milieu de la prostitution. La cause ? En partie celle d’une « vétérane », Ozawa Mitsuko (Togashi Makoto), prostituée à la beauté ténébreuse et vénéneuse la nuit, professeur le jour. Enfin, la version longue insiste également sur Yoshida Kazuko (Mizuno Miki), une policière qui enquête sur le meurtre d’une femme que l’on suppose être l’une des deux précédentes.
Plaçant Izumi au centre du récit, Sono Sion s’attache à dépeindre la déchéance progressive d’une femme. La chute sociale et la transformation psychologique du personnage passent par plusieurs étapes. Flattée pour son apparence par des loups qui veulent profiter d’elle, Izumi commence par poser pour quelques photos de charme de plus en plus dénudées avant de plonger dans la pornographie. Elle se retrouvera bien vite à fréquenter les love hotels avant de verser directement dans la prostitution. Au travers de ce parcours, Sono Sion livre une belle réflexion sur la réalité et les choses cachées dans un pays où tout semble formaté en apparence et où le chaos règne dans les profondeurs. Tous les personnages vivent ici une double vie. Izumi qui cache sa prostitution à son mari, Mitsuko qui exerce comme professeur le jour avant de jouer les épicuriennes la nuit, Kazuko qui entretient une relation extraconjugale, ainsi que l’un des protagonistes masculins dont nous ne dévoilerons pas ici la nature. Le réalisateur se met au même niveau que ses personnages, il aime cacher au spectateur afin de stimuler son imagination. En dissimulant l’identité de la victime, Sono Sion en profite pour faire partir son récit dans différentes directions de manière à jouer avec les attentes des spectateurs.
Sono Sion démontre dans ce film une capacité de conteur qu’on a rarement vu aussi bien menée dans sa filmographie. Car le bonhomme n’est pas seulement un bon scénariste, mais également un bon metteur en scène : par un insert, une mise au point ou un simple éclairage, il arrive à transmettre des idées qui se passent de monologues (chose qui manquait à certains de ses précédents films). L’atmosphère visuelle et sonore est ici très travaillée, voire parfois maniériste, mais tout cela sert brillamment le film qui gagne en texture. L’ambiance sonore assourdissante contrebalancée par de la musique classique et les exubérances visuelles viennent créer un univers d’une noirceur délectable. La plongée se fait progressivement. Si le film démarre comme un film social mélangé à une intrigue policière, il vire rapidement au thriller sexuel ponctué de fulgurances tantôt glauques, tantôt malsaines. Sono Sion rend aussi sa structure narrative plus complexe. Sur les cinq chapitres qui composent le film, les deux premiers s’intéressent davantage à certains personnages, créant ainsi une certaine linéarité. Dès le troisième chapitre, le montage enchâsse les récits, les personnages, les temporalités rendant l’histoire plus diffuse et la plongée plus ténébreuse.
Onna no rekishi… l’histoire de la femme
On reconnaît à Sono Sion une certaine volonté de dépeindre les maux de la société japonaise et ses déviances (suicide, jeunesse, problèmes identitaires, etc.). Il explore cette fois d’autres facettes d’un thème qu’il avait déjà formidablement évoqué dans Strange Circus : la femme. Œuvre féministe, Guilty of Romance s’interroge cette fois sur la place de la femme et du sexe au Japon. Dans le film, ce dernier aspect est montré comme un commerce et la femme comme une marchandise. Heureusement, ce n’est pas le point de vue du réalisateur qui contraste cela par un développement des personnages plus critique.
Izumi est dépeinte tout d’abord comme une femme au foyer qui attend sagement son mari. Dans cette routine répétitive, elle trouve le moyen de caser un petit travail de vendeuse de saucisses dans un stand de supermarché. Peu confiante et peu à l’aise, elle a du mal à trouver ses marques. Mais elle aimerait également plus, car elle est insatisfaite par son mari (Tsuda Kanji) qui ne la touche pas et en qui elle voit un homme pur. Sa volonté d’émancipation trouve une opportunité le jour où une femme vient lui proposer de faire des photos de charme. Izumi est alors flattée et touchée dans son narcissisme. L’émancipation passe ici par le travail mais également par l’indépendance financière, soit l’argent qui étouffe tous les sentiments pour les hommes et lui permet de garder ses distances.
Passant à la pornographie puis à la prostitution, elle se met à culpabiliser, à la fois vis-à-vis de ses actes mais également de son mari. Comme l’indique le titre du film, pour tous les personnages les romances sont ici coupables. Mais Izumi se libère progressivement et devient également plus confiante dans son travail de supermarché. Sa transformation est prégnante, le maquillage tenant dans le film un grand rôle pour métamorphoser ses personnages. La dépravation la décomplexe, elle se montre plus radieuse à côté… pour un temps. Vient ensuite le désenchantement. Dans le métier de prostituée, rien n’est tout rose (sauf les ballons qui explosent le temps d’une scène « pinku »-like) : l’argent vient prendre une place importante. C’est ici le bouclier qui empêche la prostituée d’aimer ses clients, c’est un rempart nécessaire à faire du sexe un simple outil de travail. Les conséquences sur les sentiments sont énormes et permettent à Izumi de garder son amour uniquement pour son mari.
Quelque part, avec son cygne blanc et son cygne noir, le film n’est pas sans rappeler Black Swan. La transformation d’Izumi en prostituée est terrifiante, et le personnage est également aidé dans ce processus par une amie/ennemie, ici Mitsuko. Sono Sion questionne comme dans le film d’Aronofsky la sexualité de la femme et son émancipation. La scène du repas, évoquant le final hystérique de Strange Circus, voit ici un autre type de relation mère-fille où cette fois la mère veut tuer sa fille. Sont en cause la chasteté et la dépravation qui font déshonneur à son nom. Tout cela se solde une fois de plus par la mutilation des corps.
Verdict :
Guilty of Romance est un brillant exercice de style doublé d’un texte passionnant. Œuvre féministe et thriller érotique, le réalisateur livre là une de ses bandes les plus intéressantes et belles visuellement. Le genre de film troublant qui continue à hanter le spectateur longtemps après le visionnage.
Anel Dragic.
Guilty of Romance de Sono Sion, en salles le 25/07/2012.
Plus d’informations sur le site de Zootrope, distributeur du film.