Mundane History déconcerte et fascine tour à tour. Quand bien même ses 1h22 semblent parfois artificiellement étirées, voici une expérience de cinéma précieuse, un voyage sensoriel dont les échos hypnotiques poursuivent longtemps le spectateur. Par Antoine Benderitter.
Trompeusement, peut-être maladroitement, Mundane History se complaît dans un premier temps à recycler des poncifs auteurisants où son originalité a un peu de mal à percer, surtout auprès d’un spectateur pressé : lenteur poseuse, statisme de la caméra, répétitivité parfois irritante de l’action, épure narrative (annoncée dès le titre : « histoire banale »). Or, il serait injuste d’en rester à cette impression initiale, autant que de se contenter de voir dans ce premier long métrage de la réalisatrice thaïlandaise Anocha Suwichakornpong une simple variante de l’œuvre de son compatriote Apichatpong Weerasethakul (Tropical Malady, Oncle Boonmee…). Un tel rapprochement, s’il peut de prime abord s’imposer auprès des habitués de l’auteur de la Palme d’or 2010, ne suffit pas à rendre compte de cette œuvre certes un peu bancale, mais fiévreuse et sensuelle, rugueuse et hantée, pareille à nulle autre.
À priori l’intrigue paraît simple : à la suite d’un grave accident, le jeune Ake reste des journées entières au lit, à ressasser son amertume. Son père et des domestiques rôdent comme des ombres autour de lui, mais aucune communication ne s’instaure. Puis arrive un infirmier du nom de Pun, auprès de qui Ake déverse sa bile. Peu à peu, cependant, une métamorphose s’opère dans sa perception du monde ; une sorte de communion mystérieuse finit par relier les deux hommes, et nous suivons les rêveries d’Ake au fil d’élans poétiques et cosmiques que le film exacerbe dans son dernier tiers. Par conséquent, s’il débute de manière ouatée, Mundane History ne cesse ensuite d’étonner, voire d’émerveiller son spectateur.
Pour donner une idée de la vibration particulière du film et de son étrange pouvoir de fascination, il convient peut-être d’insister sur sa dimension musicale autant que cinématographique. Le cheminement du récit s’avère intuitif et sensoriel bien plus que cérébral – tout le contraire du cliché d’intellectualisme creux dont on se doute qu’il sera apposé à ce film comme il le fut parfois à ceux de Weerasethakul. Ce dernier, notamment dans Syndromes and a Century, parvenait à créer un climat mystique par de simples effets de montage, des raccords pareils à des dissonances ou des consonances musicales, autant de commutations faisant basculer le film, de manière étrangement naturelle, d’une dimension mentale à une autre – ce à quoi excelle Suwichakornpong dès les premières minutes de Mundane History. D’emblée, une musique pop psychédélique fait des irruptions inattendues, tandis qu’entre deux miroitements de lumière, deux visages jeunes et énigmatiques, le film semble chercher sa voie. Finalement, après de longues séquences illustrant un quotidien confiné, l’image semble contaminée par l’esprit d’Ake, mêle l’intime et le cosmique, le fictif et le documentaire, tout en irriguant cette mosaïque d’effets chromatiques à la limite de l’abstraction. La matière filmique elle-même semble ainsi se consumer dans des déflagrations visuelles et musicales par lesquelles Mundane History se distingue radicalement de la simplicité formelle et des enchaînements tranquilles (certes tout aussi vertigineux à leur manière) de Weerasethakul.
Antoine Benderitter.
Verdict : Mundane History a pour premier mérite de déjouer les attentes. Il ne feint le narratif que pour mieux s’engouffrer, le moment venu, dans de fascinantes digressions poétiques. Et il ne s’inscrit dans le sillage de Weerasethakul que pour mieux s’en détourner lors des séquences charnières. Ainsi, jusque dans ses maladresses, Mundane History s’avère un film captivant et mémorable, notamment par son art de rester ouvert à toutes les interprétations – y compris celles qui y verront, pourquoi pas, une poignante métaphore de l’histoire récente de la Thaïlande.
Mundane History (Jao nok krajok) d’Anocha Suwichakornpong, Thaïlande, 2010. En salles le 16/01/2013.