MUBI – La Voix des oubliés : une Rétrospective de Mrinal Sen

Posté le 7 janvier 2022 par

De Bhuvan Shome, objet cinématographique curieux et expérimental qui lui a offert une reconnaissance internationale, à Suddenly, One Day, aboutissement léché et absolument maîtrisé de plus de vingt ans de carrière, la plateforme Mubi nous propose de découvrir le cinéaste bengali Mrinal Sen en quatre films marquants. 

Pour Mrinal Sen, le cinéma est un objet en constant mouvement, qui doit encourager l’implication politique et sociale de ceux qui l’approchent. Fruit d’une conviction, voire d’une certaine foi, il ne peut souffrir du mensonge et de la lâcheté. Lassé par le conformisme et les formules qu’il juge classiques des industries cinématographiques indiennes, le cinéaste en devenir découvre au début des années 1950 le néo-réalisme italien de Rossellini et De Sica, ainsi que le comique absurde d’un certain Jacques Tati. C’est toutefois un réalisateur bengali qui bouleverse à jamais sa conception du cinéma : surnommé par Louis Malle “l’enfant spirituel de la renaissance bengali”, Satyajit Ray sort en 1955 ce que Mrinal Sen considère comme “le plus grand événement de l’histoire du cinéma indien” : Pather Panchali.  Enthousiasmé par son approche, Mrinal Sen se lance au cinéma, après avoir réalisé quelques documentaires. Après plusieurs petits films passés plutôt inaperçus, il obtient enfin une reconnaissance internationale en 1969 avec Bhuvan Shome

Considéré aujourd’hui comme un chef-d’œuvre du cinéma parallèle indien, Bhuvan Shome narre l’histoire d’un bureaucrate veuf, parfait avatar du bourgeois fumeur de cigare à la vie rangée. Parti quelques jours à la campagne pour chasser et se changer les idées, il rencontre une jeune femme surprenante qui décide de le suivre dans ses aventures. Mariée à l’un de ses employés corrompus, l’ingénue remet candidement en question la banalité et l’absurdité de son quotidien. 

bhuvan shome

Miroir, miroir

Critique d’une ville aliénante, qui contraste avec une ruralité apaisante offrant un retour idéaliste aux sources, Bhuvan Shome est le premier film en langue hindi de Mrinal Sen. Un choix qu’il justifie d’un point de vue financier et pratique : “en ce qui concerne la froide indifférence du public pour les films à petits budgets dénués de glamour, je l’accepte, et jusqu’à ce que cela change, je suggère de miser sur la minorité de spectateurs, éparpillée dans tout le pays, qui nous soutient. C’est pour cela que les films à petits budgets sont aujourd’hui principalement tournés en hindi, et moins dans les langues régionales. Je peux vous dire que si Bhuvan Shome avait été tourné en bengali, il n’aurait pas pu être rentable”  (View on Cinema, Mrinal Sen, 1977)

Tout au long de sa carrière, le réalisateur alterne ainsi entre sa langue maternelle et la langue la plus largement parlée dans le pays. Le langage n’est cependant jamais un obstacle, et Sen entretient une grande proximité avec ses acteurs, qu’il filme au plus près notamment dans Bhuvan Shome, grâce à une caméra portée offrant des plans subjectifs parfois peu flatteurs pour son personnage principal. Une moquerie mêlée de tendresse pour un homme auquel il s’identifie profondément : car si l’œuvre de Sen est le reflet politique et social sans concession de ses contemporains, elle se construit aussi comme un miroir sans cesse tourné vers lui-même, vers ses questionnements et ses propres contradictions. Politique par essence, le cinéma est en effet pour lui forcément partisan et outil d’auto-critique. 

Une vision que l’on retrouve dans deux des autres films présents dans cette rétrospective proposée par Mubi : dernier volet de sa trilogie de Calcutta, débutée en 1971, The Guerilla Fighter (Padatik, 1973) met ainsi en scène un révolutionnaire recherché par la police, qui trouve refuge chez une jeune femme de la haute bourgeoisie, proche de son groupuscule. Isolé du monde extérieur et souffrant de stress post-traumatique, le jeune homme commence à se poser de nombreuses questions sur son engagement. Mais l’auto-critique qu’il fait d’une organisation omnipotente et étonnement moralisatrice ne plaît pas à ses camarades, qui commencent à se méfier de lui. Mrinal Sen, s’il respecte ces mouvements et revendique sa dimension de cinéaste communiste, refuse de produire un film de propagande. Il fait de The Guerilla Fighter une œuvre de rupture à contre-courant, en s’identifiant là encore au personnage du jeune militant en proie au doute politique. 

Une introspection aussi présente dans le premier film en couleur du réalisateur, sorti en 1980, qui met en scène une équipe de tournage s’aventurant dans la campagne bengale pour tourner un film sur la grande famine de 1943 et ses millions de victimes. Dès leur arrivée, ces intellectuels de la grande ville se retrouvent confrontés à la misère et aux mœurs conservatrices des petits villages. Comme le protagoniste de Bhuvan Shome et le militant communiste de The Guerilla Fighter, le jeune réalisateur dans In Search of Famine (Akaler Sandhane) est Mrinal Sen. Comme son personnage, le cinéaste est lui aussi parti tourner un film dans la campagne du Bengale : un tournage qui le mit face à la réalité brutale du monde rural, et qui aboutit à la sortie du confidentiel Baishey Shravana, en 1960.

Soudain, le silence

In Search of Famine est donc un film sur un film, ou pourrait-on même dire parfois, un film dans un film. La confusion entre les multiples temporalités, qui sont autant de mises en abyme, est entretenue par le cinéaste, qui construit une sorte de poupée russe cinématographique aux contours uniques dans son œuvre. 

Dans une approche presque documentaire, qui n’est pas sans rappeler ses débuts, le réalisateur opte en partie pour une caméra à l’épaule souvent tremblante et fait appel à de nombreux amateurs, dont les visages abîmés contrastent avec les traits lisses des jeunes stars de cinéma de l’époque. Un souci d’authenticité que l’on retrouve dans le choix d’une lumière naturelle plutôt dure, et de couleurs souvent à la limite de la saturation. 

On retrouve par ailleurs l’aspect frénétique des précédents films de Sen dans l’ouverture en travelling, à l’arrière d’une camionnette, qui n’est pas sans rappeler les premiers plans de Bhuvan Shome, tournés à l’avant d’un train en marche. Son appétence pour l’expérimentation se fait toutefois plus discrète dans In Search of Famine : après des années 1970 marquées par un refus de la narration traditionnelle – plans en prises de vue réelles mélangés avec des scènes d’animation cartoonesques ou des images d’archives et le choix de transitions brutales – les années 1980 marquent l’émergence d’une ère plus contemplative, qui se rapproche de la démarche des réalisateurs italiens du néo-réalisme.  

L’arrêt sur image, le « freeze » que le réalisateur affectionnait tant, et que l’on retrouve notamment dans The Guerilla Fighter, disparaît ainsi peu à peu, même si la photographie continue d’occuper une place centrale dans ses long-métrages. Ce parti pris, plus épuré, se traduit par une intensification des jeux de regards et des non-dits. Des deux âmes rebelles qui se comprennent et s’attirent dans The Guerilla Fighter, aux yeux dévastés et coupables des protagonistes de In Search of Famine, le silence s’immisce dans toutes les strates de ses récits, jusqu’à l’aboutissement technique presque sans faute incarné par le dernier film de cette rétrospective, Suddenly, One Day (Ek Din Achanak, 1989).

Avec ses plans d’une grande beauté, calqués sur une grille de couleurs d’un bleu léché, le film s’impose comme le triomphe du silence. Sorte de huis-clos familial se déroulant sur un an, Suddenly, One Day commence et se termine pourtant dans le bruit assourdissant du tonnerre, qui marque la disparition soudaine de la figure du père en pleine tempête. Laissés sans explication, sa femme et ses enfants apprennent à vivre dans la honte de l’abandon. Une situation délicate, que Mrinal Sen prend le temps de composer en se débarrassant de toute fioriture et de tout effet artificiel. Avec un usage minimal de la parole, et des scènes lentes construites comme des tableaux, la violence de l’absence est d’autant plus soulignée par une caméra qui se focalise sur les visages des personnages. Expressions et émotions sont par ailleurs sublimées par l’impeccable jeu des actrices Shabana Azmi, Aparna Sen et Uttara Baokar.

La voix des oubliées

Les films de Mrinal Sen, financés pour une majeure partie par la Film Finance Corporation, puis par la National Film Development Corporation of India, attachées à produire des films d’excellence, se caractérisent par l’absence de grandes stars, de séquences musicales grandioses et de somptueux décors. Comme ses contemporains du cinéma parallèle, Mrinal Sen opte pour des tournages en extérieur et donne sa chance à des acteurs et des actrices peu connus, qui se font petit à petit une place dans la filmographie de réalisatrices et réalisateurs ambitieux. Les longs-métrages du cinéaste ont ainsi permis au public de découvrir des acteurs montants ou encore méconnus du public, tels que Dhritiman Chatterjee, qui incarne les personnages principaux de The Guerilla Fighter et In Search of Famine, ou encore un certain Amitabh Bachchan, qui débute au cinéma en offrant sa voix au narrateur de Bhuvan Shome avant de devenir l’un des plus célèbres acteurs du cinéma indien dans le monde. 

Mais dans l’œuvre du réalisateur, ce sont surtout les actrices qui crèvent l’écran ; car au-delà de sa volonté d’introspection, Mrinal Sen est un cinéaste qui met les femmes non seulement au centre de ses films, mais aussi de la société. Divorcées, engagées, modernes, impertinentes… Dans sa cinématographie, les oubliés sont plus souvent des oubliées. 

La petite mariée intrépide de Bhuvan Shome, interprétée par Suhasini Mulay, tout juste âgée de 19 ans pour son premier film, est ainsi celle qui va amener l’alter-ego de Mrinal Sen à se libérer de son carcan bourgeois. Dans In Search of Famine, l’immense actrice et activiste Smita Patil, qui interprète son propre rôle, est la seule de l’équipe de tournage faisant immédiatement preuve d’empathie envers les plus démunis qui l’entourent. A ses côtés, dans une mise en abyme cruelle, la discrète Durga, jeune femme de petite condition travaillant pour la petite troupe sur place, comprend peu à peu que le tournage qu’elle observe n’est en fait que le reflet de sa vie pauvre et esseulée.

La jeune divorcée de The Guerilla Fighter (Simi Garewal), quant à elle, se bat contre son ex-mari, qui lui empêche de voir son fils, et contre les discriminations dont sont victimes les femmes, qu’elle documente en enregistrant de multiples interviews. Accomplie professionnellement, la jeune bourgeoise incarne d’ailleurs l’archétype de la femme indépendante soumise à la pression de la société, qu’on retrouve à de multiples reprises dans la cinématographie de Mrinal Sen.

C’est notamment le cas dans Suddenly, One Day, seul film des quatre proposés par la rétrospective où Sen disparaît complètement pour mettre à l’honneur les femmes de son récit. Un comportement qu’il avait déjà adopté dix ans plus tôt, en 1979, avec Ek Din Pratidin, auquel le film fait écho. Point culminant de ses mises en scène de femmes sensibles et indépendantes, Suddenly, One Day brosse le portrait de quatre personnalités féminines très différentes.  Il y a Neeta, l’aînée, qui se retrouve à la tête de la petite cellule familiale malgré la présence d’un frère plus jeune, écrasé et considéré comme un raté par son père. Il y a ensuite sa sœur Seema, une jeune étudiante candide mais affirmée, et enfin leur mère, Sudha, figure maternelle traditionnelle qui s’effondre après s’être efforcée toute sa vie d’être présente pour son mari et sa famille.

Mrinal Sen introduit aussi dans ce film une autre figure féminine, plus controversée, celle de la tentatrice. Interprétée par la séduisante Aparna Sen, la jeune collègue de travail du père est l’objet de toutes les suspicions après la découverte d’un papier recouvert de son nom, caché dans un livre. Si l’intérêt de la figure paternelle pour la jeune femme est évidente, Mrinal Sen ne cède pas au lieu commun de la vamp et fait de l’homme le seul responsable de ses désirs. 

“C’était un homme ordinaire. Juste ordinaire. Peut-être l’a-t-il compris” : adultère, mort tragique, désertion, vie de mensonges… Suddenly, One Day est finalement hanté par une question centrale, à laquelle le réalisateur refuse de répondre pour faire des femmes et de leur tourment le vrai sujet de son long-métrage. 

Cinéaste du politique et du réalisme, Mrinal Sen mit ainsi pendant près d’un demi-siècle ses personnages et ses spectateurs face à leurs contradictions et à l’injustice du monde. Grand adepte de l’auto-critique, il prit la tête d’un mouvement cinématographique indien radical, attaché à la représentation des inégalités et à la création de nouvelles conventions artistiques. Pour cette rétrospective réussie, qui gagnerait à être accessible au plus grand nombre, on regrettera toutefois que Mubi ne propose que des sous-titres en anglais. 

Audrey Dugast.

La Voix des oubliés : une Rétrospective de Mrinal Sen. Inde. 1969-1989. Disponible sur Mubi.

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