DC MINI, LA CHRONIQUE DE STEPHEN SARRAZIN ET YANGYU ZHANG – Chapitre 23 : TIFF/FilmEx 2020, Walking Tall

Posté le 11 décembre 2020 par

Stephen Sarrazin et Yangyu Zhang présentent dans DC Mini, nom emprunté à Kon Satoshi, une chronique pour aborder « ce dont le Japon rêve encore, et peut-être plus encore ce dont il ne rêve plus ». Ils évoquent ici deux festivals qui viennent de se dérouler au Japon : le TIFF (Tokyo Film Festival) et Tokyo FilmEx.

Dans le cadre d’une année vécue par plusieurs par procuration, les festivals de cinéma à Tokyo, programmés dos à dos, firent le choix audacieux de tenir des éditions présentielles mais réduites : moins de films et beaucoup moins d’invités, comme l’expliquait Yakusho Koji, parrain du TIFF cette année. Néanmoins, quelques solutions novatrices furent retenues, notamment dans le cas du TIFF qui réussit, après des années, à convaincre Kore-eda Hirokazu de participer aux événements du festival. Ce dernier proposa une idée simple : inviter des cinéastes à discuter ensemble, en ligne. La liste de réalisateurs que Kore-eda proposa aurait immédiatement convenu autrefois à la position ‘indie’ incarnée par FilmEx. On y retrouvait Jia Zhangke, Kurosawa Kiyoshi, Apichatpong Weerasethakul, Kim Bora, Tomita Katsuya… bien que le seul titre d’Asie véritablement attendu au TIFF était Love after Love de Ann Hui. Le festival présentait également quelques titres internationaux d’intérêt dont  Nomadland de Chloé Zhao, Possessor de Brandon Cronenberg, et Portrait de la jeune fille en feu, de Céline Sciamma. Tous ces films furent montrés sur grand écran avec le concours des cinémas Toho et de la salle Ex Theatre à Roppongi.

Quant à FilmEx, qui poursuivait sa collaboration avec le célèbre Asahi Hall à Ginza, permettant au public de découvrir également sa programmation sur grand écran, le festival, à l’image d’un jury nettement plus « modeste et avoisinant », minimisa sa dimension internationale. Une fois de plus, FilmEx présentait quelques unes des plus importantes sorties asiatiques de l’année, y compris Swimming Out till the Sea Turns Blue de Jia Zhangke, Days de Tsai Ming Liang, La Femme qui est partie de Hong Sang-soo, et l’omnibus de Hong Kong mené par Johnnie To, Septet.

Alors que les deux événements se chevauchaient,  l’expérience de visionnement des spectateurs faisait de même, en passant d’un festival à l’autre au cours de la même journée. Cependant, l’ambiance, la vente de produits dérivés… se distinguaient d’un lieu à l’autre. Ce qui ne ne veut pas dire que l’expérience fut un échec. En voici un exemple : voir Septet à FilmEx puis Love after Love au TIFF.

Good bye Hong Kong, Good bye

Il est devenu difficile d’imaginer un avenir dans lequel le générique de production indiquerait Hong Kong/Chine, comme si cette séparation valait toujours. Mais pour ceux qui se mirent à aimer HK à travers sa cinématographie, et visitèrent la ville, ces quelques décennies de réalisations époustouflantes et formellement révolutionnaires n’incarneront qu’un seul lieu, un seul nom. Les sept réalisateurs derrière ce projet ont tous contribué à l’écriture de cette histoire, et leurs courts-métrages agissent en tant que lettres d’adieu à ce moment précis, plutôt qu’un adieu à la Chine, comme le démontre Love after Love de Ann Hui, une œuvre de ‘fusion et de rapprochement avec le pouvoir’… Néanmoins, sa participation à Septet, avec Headmaster, est l’un des épisodes les plus convaincants de l’ensemble, avec l’immense Francis Ng dans le rôle principal, qui nous ramène aux années 60 de HK, en se penchant sur l’empathie d’un principal d’école élémentaire de cette époque.

Il convient de dire que ce n’est pas l’objectif des tous les courts-métrages de baigner dans une nostalgie semblable, alors que le film se déplace d’une décennie à l’autre, signalant combien ce qui définissait Hong Kong tenait à sa capacité de transformation, capable de prendre diverses formes de productions culturelles, du cinéma de genre au canto-pop. Tender is the Night de Patrick Tam jubile à recréer l’esthétique romantique des années 80 tandis que le Homecoming caustique de Yuen Woo-ping, qui se déroule en 1997, oscille entre la dévotion d’un grand-père, joué joyeusement par Yuen Wah, au personnage de Wong Fei Hong, et sa décision de quitter la ville.

Johnnie To, qui comme tous les grands maîtres du cinéma de HK est capable d’imaginer cent façons d’installer sa caméra dans un seul espace, nous montre trois amis qui passent pratiquement tout le film dans le même restaurant à regarder leurs ‘portables’ au tournant du siècle, espérant devenir riches durant la pandémie du SRAS, livrant au film une notion d’anticipation. HK souffrit non seulement de la pandémie de la covid-19 en 2020, mais également de la perte de plusieurs libertés civiles. Cependant, devenir riche ne fut jamais interdit.

Astray de Ringo Lam, disparu en 2018, met en scène l’incontournable Simon Yam dont le personnage guide le spectateur à travers un parcours de tout ce qui a été perdu et effacé à Hong Kong, produisant quelque chose qui n’a jamais eu le temps d’être une ruine. Bien que d’autres villes aient connu ces transformations sans compromis, y compris Tokyo, Lam fait le deuil d’une identité liée au caractère cantonais de la ville et de ses cinéastes, un destin auquel son personnage n’arrive pas à survivre.

Conversation In Depth de Tsui Hark se déroule dans un hôpital psychiatrique, dans lequel se tient un dialogue frisant l’absurde entre patient et docteur, composé des noms des cinéastes de HK prononcés à vive allure, tandis que Hark et Ann Hui regardent la scène, cyniquement, de l’extérieur.

Le film qui ouvre Septet, Exercise, est réalisé par le légendaire Sammo Hung et démontre son art de se servir d’un seul lieu, cette fois le toit d’un immeuble où des enfants s’entraînent aux arts martiaux. Bien que le film déploie sentiment et nostalgie, l’intelligence des mouvements de caméra, les choix de montage nous rappellent ces inventions formelles accomplies par les cinéastes de HK. Le générique du film offre également cette heureuse surprise d’y retrouver le nom de Mary Stephen, qui fut également une collaboratrice d’Eric Rohmer. Le dernier plan d’Exercise en est un de Sammo Hung aujourd’hui, assis, fixant le public avec un regard porteur de cette histoire, qui lui en a fait le deuil et qui continue. Hung est un pilier de l’histoire du cinéma chinois.

La projection qui s’est tenue au Asahi Hall était pratiquement pleine, et la communion entre le film et le public fut une expérience remarquable, s’exprimant dans le rire chaleureux qui accompagnait chaque nom reconnu dans le film de Tsui Hark, ou des applaudissements soudains quand apparaissait un acteur, une actrice historiques. Tokyo compte parmi ces nombreuses villes qui établirent un lien avec le cinéma de Hong Kong. La qualité de ce sentiment se dégageait du public, en écho à l’adieu du film.

Sepnet: The Story Of Honk Kong de Sammo Hung, Ann Hui, Patrick Tam, Yuen Woo-ping, Johnnie To, Ringo Lam, Tsui Hark. Hong Kong/Chine. 2020.

Stephen Sarrazin.

The Love Boat

Love after Love est un ravissement pour les yeux et un portrait de l’extravagance de la haute société de Hong Kong autour de 1940. L’histoire se déroule principalement dans un manoir anglais de style colonial auquel fut ajouté une esthétique impériale de Chine, situé sur une colline, symbole d’un privilège qui se poursuit depuis l’époque coloniale. Il incarne le territoire de Madame Ling (Faye Lu), hérité de son mari disparu, qu’elle épousa en tant que concubine malgré le refus de ses parents. C’est là qu’elle navigue à travers ses relations sociales composées de politiciens, de célébrités, de fonctionnaires habiles, tout en y trouvant le plaisir physique de brèves aventures romantiques qui se succèdent. Elle vieillit tout en demeurant attirante, étirant ses meilleures années avec l’aide d’un maquillage impeccable et robes saillantes, mais aussi grâce à sa sagacité et à son égoïsme qui caractérisent sa personnalité. Lorsque sa nièce Weilong (Sandra Ma), membre de sa famille à Shanghai avec laquelle elle avait rompu depuis longtemps, frappe à sa porte pour y demander refuge, Madame Liang prend la jeune fille naïve sous son aile. Elle voit en elle un moyen utile de maintenir sa propre position dans l’arène social. Le public découvre cet univers clos et exquis à travers les yeux de Weilong, constatant comment celle-ci abandonne peu à peu son code moral avant de plonger dans ce mode de vie luxueux ainsi que dans une idylle fabriquée avec George Chiao (Eddie Peng), au point de se fondre à son tour dans ce schéma social.

Ce déploiement visuel n’assure pas cependant une articulation élégante du récit. Le film se concentre sur la quête d’amour de Weilong et sur le rôle que joue Madame Liang, parfois mentor, concurrente, protectrice et trompeuse. La dynamique entre les deux et ceux et celles qui les entourent est tellement soulignée que les origines sociales, qui ont tant à jouer dans la formation de chaque personnage, deviennent atténuées.

Les diverses strates hiérarchiques (occupation, géographie, famille) sont évoquées sans profondeur tandis que des détails figurant dans le court roman d’origine sont retirés, notamment les bonnes sœurs, habiles à tisser des liens pratiques, ou encore le marchand Situ Xie (Fan Wei) venu de Chine (d’une ville côtière, Shantou, située près de Hong Kong), une exception de plus dans l’entourage social de Madame Liang, qui fréquente plutôt les fonctionnaires locaux et autres connaissances puissantes. Le film omet également de décrire la situation chaotique de la ville qui est sur le point de chuter alors que la guerre s’annonce, créant des années de souffrance pour la Chine et d’autres régions du monde.

Love after Love ne sort pas de cette bulle de classe privilégiée, ni de ce récit amoureux ; le film n’aborde pas l’indifférence de cette haute société envers la guerre qui se trouve à sa porte, il ne s’intéresse pas à aux écarts entre ceux fortunés qui chantent et qui dansent, et les pauvres qui meurent dans les rues. Et dans ce contexte de l’époque, le désespoir de Weilong est non seulement celui de l’amour mais également celui de vouloir trouver une place, une position au cours de cette crise. Et elle n’est pas la seule. Le roman de Eileen Chang situait habilement le destin de l’individu dans le champ plus large de la société de cette époque, une perspective qui ne figure pas dans le film

Approuvé par le sceau du Dragon (le comité de censure cinématographique en Chine) ainsi que par de grands producteurs chinois, le film permet quelques fragments d’anglais, de portugais, et de français, et autorise le mandarin à éliminer d’autres nuances qui pourraient être induites par le cantonais, le dialecte de Shanghai et ceux d’autres régions, qui ne sont jamais entendus. Cette réduction de sens ne vaut pas que pour le langage ; elle amène également une réalité simplifiée des conventions sociales et hybrides, des valeurs, des esthétiques qui ont caractérisé Hong Kong pendant des siècles, et que le casting n’arrive pas non plus à incarner. L’immense sophistication de la ville la rend soudainement trop propre et rigide, d’une manière qui évoque ce qui s’y passe depuis quelques années. Les flashbacks de Madame Liang aux tons gris rappellent des aspects de sa vie au sein de la famille féodale et laissent entendre combien elle est hantée par celle-ci, tout comme elle devient à son tour le fantôme dont Weilong n’arrivera jamais à se défaire. Le film lui-même est hanté par des fantômes idéologiques et structurels qui offrent peu d’espoir pour un récit post-colonial.

Love after love de Ann Hui. Chine. 2020.

Yangyu Zhang.

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