Alors que Peninsula, la suite attendue de son Dernier train pour Busan, s’apprête à envahir nos écrans, revenons sur le pan « animation » de la carrière de Yeon Sang-ho avec The Fake. Sorti dans les salles coréennes en 2013, le film est disponible en Blu-Ray et DVD chez Spectrum Films.
Les habitants d’un village voué à disparaître en raison de la construction d’un barrage, s’apprêtent à partir avec une compensation offerte pour leur délocalisation. Se faisant passer pour un prophète, Choi, un homme d’affaires charismatique, et Sung le nouveau pasteur, parviennent à convaincre les villageois de verser leurs indemnités de relogement pour la construction d’une chapelle. De retour, Min-chul, un bon à rien violent et agressif vole les économies de sa fille et part s’offrir une soirée de vices qui le mène rapidement à une confrontation avec Choi, puis au poste de police. Sur une affiche illustrant des individus recherchés pour fraude, il croit reconnaître l’homme d’affaires…
Descente aux enfers, c’est bien le terme qui définit The Fake. L’intrigue débute dans le noir, comme tout bon thriller coréen, mais se termine dans les ténèbres. En 2011, Yeon Sang-ho sortait en salles son premier long-métrage, The King of Pigs, un récit viscéral sur le harcèlement scolaire. Auparavant encore, les courts-métrages du studio qu’il a créé au début des années 2000, Dadashow, donnaient le ton. Réalisateur inspiré, doté d’un goût pour la charge politique qui se manifeste en violence psychologique, son travail sur The Fake est une sorte d’aboutissement de sa carrière, un point culminant de son style avant le virage dans le blockbuster en live-action.
L’histoire de The Fake reprend les codes du cinéma coréen moderne au sens large, avec un focus sur le christianisme et la bigoterie, ainsi que les nombreux sursauts de violence qui peuvent caractériser une frange de la société coréenne peinte au cinéma – qui plus est, avec l’utilisation d’outillages et gimmicks largement répandus dans les thrillers du matin calme. The Fake semble ainsi tout tracé pour qui a l’habitude de ce type de films, et il n’en est pourtant rien. Çà et là, Yeon Sang-ho insère des faisceaux de lumière, à travers la définition de certains personnages, peints avec de l’espoir. Le père ivrogne est ainsi présenté comme plus lucide, malgré son caractère impossible, et le pasteur est doté d’un réel sens de l’empathie. Mais tout cela finit par être violemment contrecarré, non sans un certain sens du tempo, une subtilité pour éveiller les sentiments heureux du spectateur autant que le choquer quelques moments plus tard. The Fake est une œuvre tragique et la narration, ainsi que les nombreux types de personnages qui interviennent dans l’histoire et la qualité de leur description, en fait ressentir toute l’étendue.
On attribue régulièrement à Yeon Sang-ho une parenté avec les grands maîtres de l’animation japonaise, notamment Kon Satoshi. Il s’en détache toutefois. Là où même les plus grands maîtres de l’anime contribuent à la culture otaku en faisant arborer à leurs films un style « manganime », Yeon Sang-ho verse dans tout autre chose. Le trait de ses œuvres animées, et notamment, The Fake, ne ressemble à rien de connu. Les personnages ont les visages tirés, ridés, marqués s’ils sont vieux et qu’ils ont vécu une vie d’enfer comme l’antihéros de The Fake. Les formes des visages sont variées, les contours irréguliers, et montrent plus précisément les individualités que dans l’animation japonaise. Tout un travail photographique sur les décors indique un détachement des principales productions japonaises. La parenté avec Kon Satoshi tient évidemment au ressort narratif, car la minutie avec laquelle Yeon Sang-ho travaille la noirceur psychologique de The King of Pigs ou The Fake n’est pas sans rappeler Perfect Blue. En revanche, son apport d’un point de vue visuel est aussi indéniable qu’important.
Avec The Fake, Yeon Sang-ho lance un pavé dans la mare. Non content de provoquer une petite révolution dans le cinéma d’animation, il emmène ses spectateurs loin dans la critique politique des institutions coréennes. Les strates de la société coréenne sont décrites successivement comme intéressées, malhonnêtes, perverses ou violentes. Pour cela, il use d’une animation inédite et des gimmicks du cinéma coréen, à leur paroxysme.
L’édition Blu-Ray de Spectrum Films
La copie de Spectrum Films comporte un défaut, qu’on retrouvait déjà sur The King of Pigs : un léger colorbanding. Le master reste d’une belle netteté et restitue la force du métrage de Yeon Sang-ho.
En guise de bonus, on retrouve 2 courts-métrages de Yeon ainsi que 3 interventions autour de son œuvre.
Le court-métrage The Hell – Two Kinds of Life, sorti en 2006, est une œuvre déjà résolument apocalyptique, qui peint un christianisme ultra-violent. Sur 35 minutes, divisées en deux parties, nous suivons deux personnages, un homme et une femme, à qui l’on annonce la mort et l’envoi en enfer pour l’un et l’accès au paradis pour l’autre. Cette intervention de la part d’un ange bouleverse le peu de temps qu’il leur reste à vivre. Déjà doté d’un goût pour la radicalité, ce court morbide a de quoi retourner les tripes.
Le court-métrage Love is Protein a connu une petite vie en festivals en 2008-2009 avant d’être intégré au film omnibus Indie Anibox: Selma’s Protein Coffee en 2010. Il est l’adaptation du manhwa L’Amour est une protéine, publié sous nos latitudes. Il conte, en 25 minutes, la commande par trois jeunes colocs d’un poulet rôti, pour laquelle on apprend vite que le papa coq a dû griller lui-même son enfant et le vendre, non sans désespoir. Complètement décalé, les personnages sont tiraillés entre ce goût de la viande et l’importance qu’ils accordent à la vie, entre la gourmandise et l’empathie. Le papa coq et son ami cochon se réunissent avec les trois garçons pour offrir des funérailles décentes à ce petit poussin. Un étonnant métrage, situé quelque part entre le pathos et le malaise.
Le film est présenté par la tenancière du site www.cinemacoreen.fr. Malgré quelques grands détours généraux sur ces 30 minutes de bonus, son intervention parvient à mettre en lumière les points cruciaux du film et la position de Yeon Sang-ho dans le paysage du cinéma coréen.
La carrière de Yeon Sang-ho est décortiquée pipe au bec par Antoine Coppola, spécialiste des cinémas asiatiques et enseignant de cinéma en Corée. En 20 minutes, il nous fait saisir l’essence de son cinéma, en argumentant sur les deux pans de sa carrière (animation et blockbuster live). Il revient également sur sa parenté avec Kon Satoshi, sujet amorcé par Julien Sévéon dans les bonus de The King of Pigs, et fait un parallèle avec la carrière du mètre-étalon coréen : Bong Jong-ho. La vaste expertise d’Antoine Coppola se fait sentir et constitue le meilleur bonus de cette édition vidéo.
Une courte critique du film par la chaîne Youtube, Les Cousins Font Leur Cinéma, un bonus malheureusement léger en matière de contenu malgré ses 10 minutes de durée, avec des remarques trop générales, qui semblent peu différer d’un avis à chaud.
Maxime Bauer.
The Fake de Yeon Sang-ho. Corée du Sud. 2013. Disponible en Blu-Ray et DVD chez Spectrum Films le 09/05/2018.