Furyo d’Oshima Nagisa est disponible en VOD, ce qui nous permet de nous pencher sur un film plus discret mais tout aussi culte de la filmographie du réalisateur de L’Empire des sens, à voir ou à revoir absolument.
Furyo est adapté de l’œuvre autobiographique de Laurens van der Post, un ancien soldat sud-africain devenu écrivain. Le film prend comme toile de fond la Seconde Guerre mondiale. Nous suivons des prisonniers de guerre britanniques (furyo en japonais signifie prisonnier de guerre) enfermés dans un centre de détention japonais en Indonésie, sur l’île de Java, en 1942. Sur ce camp, nous sommes amenés à observer les destins croisés de quatre hommes : le sergent Hara (Kitano Takeshi dans l’un de ses premiers rôles dramatiques), le commandant Yonoi (Sakamoto Ryuichui, compositeur de la musique du film), le major Celliers (David Bowie) et le lieutenant Lawrence (Tom Conti). Ce casting 4 étoiles contribue à mettre en valeur la profondeur d’écriture des personnages. Le sergent Hara est chaotique, se montre ambivalent envers les prisonniers anglais et s’intéresse à eux tout en rabaissant leurs traditions et valeurs. Son seul « ami » sur le camp est le lieutenant Lawrence qui l’amuse et sert de médiateur entre les prisonniers et les soldats japonais. Le commandant Yonoi, quant à lui, est nationaliste, traditionaliste et froid. Il tente de compenser son regret de n’avoir pas pu se sacrifier au combat comme tous ses anciens partenaires, en imposant des coutumes japonaises strictes aux prisonniers du camp. Toutefois, quand le charismatique major Jack Celliers arrive dans la base militaire, Yonoi se prend de passion pour lui et commence à manquer de discernement, jusqu’à perdre des yeux ses objectifs de chef. Les quatre hommes construisent ainsi des relations ambiguës et complexifiées par le contexte politique.
Furyo traite en profondeur des divergences culturelles entre le peuple japonais et le peuple britannique dans ce contexte de quasi-huis clos, ce qui permet à Oshima, réalisateur engagé, de dénoncer son gouvernement et sa patrie japonaise. Les personnages ne sont pas désignés comme personnellement coupables. Les critiques s’adressent à un cadre politique global et non pas aux individus qui le subissent. Lawrence dit ainsi : « Je ne veux détester aucun Japonais individuellement », lorsqu’il se fait enfermer et maltraiter par les soldats japonais. Cette prise de position de la part d’Oshima, cette volonté de replacer les individus dans un contexte sociologique plutôt que personnel autorise des nuances extrêmement intéressantes sur les personnages qu’il présente. Sur ce plan également, les Britanniques, tout autant que les Japonais, sont le fruit de critiques, ce qui donne matière à une réflexion sur l’humain face à sa nation et les valeurs qui lui sont imposés. Oshima s’éloigne ainsi d’une critique portant sur le Japon seul pour rentrer dans le domaine de l’universel. Ainsi, les divergences sont approfondies et débattues au sein même du film, empêchant une facilité de jugement de la part du spectateur. Lorsque Lawrence s’offusque du concept de suicide pour l’honneur, par exemple, s’ensuit un débat avec le sergent Hara sur ce qui relève de la plus grande lâcheté : se faire capturer et espérer s’en sortir ou mourir pour ne pas se laisser abuser, renonçant par là-même à une suite quelconque. La fin de Furyo, glaçante, qui inverse les dynamiques établies dans le film en mettant en scène une ultime séquence en 1946 où le sergent Hara devient lui-même prisonnier de guerre, expose la morale de façon claire. Oshima fait dire à Lawrence qu’au final, ni ses dirigeants qui ont emprisonné Hara, ni Hara lorsqu’il emprisonnait des Britanniques n’avaient raison, quand bien même ils en étaient convaincus chacun de leur côté.
Là où Oshima s’attarde sur les divergences culturelles dans Furyo, il présente aussi des personnages avec des vécus et expériences similaires, ce qui leur permet de se rapprocher malgré tout. Tous les personnages sont prisonniers de leur patrie, mais tous peuvent tenter de communiquer et de mieux se comprendre, notamment sur ce qui fait partie de leurs angoisses et de leur individualité. Le commandant Yonoi trouve en Jack Celliers une forme de muse idéalisée alors que celui-ci est en proie aux mêmes démons de regrets et de nostalgie que Yonoi. Leurs mécanismes de défense radicalement opposés l’un à l’autre (Yonoi tente de trouver un salut dans le fait de se dévouer entièrement à ce qu’on attend de lui, tandis que Celliers se montre rebelle, insolent et critique des règlements) constituent précisément ce qui attire romantiquement Yonoi chez Celliers. A ce titre, ce film de Oshima peut surprendre dans la filmographie habituellement plus cruelle du réalisateur. Les scènes les plus marquantes du film comme celle de la soirée de Noël ou Hara, ivre, libère Lawrence et Celliers de leur cachot, ou bien celle où Yonoi va voir pour la dernière fois Celliers condamné à mort pour lui voler une mèche de cheveux et la garder en souvenir, sont des scènes qui touchent aux sentiments des personnages. Le réalisateur se montre extrêmement tendre avec eux, ce qui, en plus de créer un large spectre d’émotions chez le spectateur, achève de montrer les enjeux du film. Les personnages de Furyo ne sont pas réellement antagonistes, la guerre est leur antagoniste à tous.
Elie Gardel
Furyo d’Oshima Nagisa. Japon. 1983. Disponible sur la plateforme Amazon Prime