VIDEO – Mizoguchi Kenji, le réalisateur qui se souciait des femmes

Posté le 28 décembre 2019 par

Suite à la rétrospective de juillet 2019, Capricci met les petits plans dans les grands et édite dans un beau coffret blu-ray/DVD 8 chefs-d’œuvre de Mizoguchi Kenji : une exploitation vidéo digne de ce nom dont avait bien besoin un tel maître du cinéma japonais. Revenons en détail sur ces longs-métrages et comment ils s’inscrivent dans la carrière de Mizoguchi.

La rétrospective comprend des films majeurs de la filmographie de Mizoguchi, issus de la dernière partie de sa carrière et d’un niveau culminant en matière de style et d’obsessions.

Quatre films sont présentés en versions nouvelles restaurées 4K : Les Contes de la lune vague après la pluie (1953), L’Intendant Sansho (1954), Les Amants crucifiés (1954) et La Rue de la honte (1956). Quatre autres le sont en versions 2K : Miss Oyu (1951), Les Musiciens de Gion (1953), Une Femme dont on parle (1954) et L’Impératrice Yang Kwei-Fei (1955).

Découvert dans les festivals européens avec Les Contes de la lune vague après la pluie (Lion d’argent de la Mostra de Venise 1953), L’Intendant Sansho (Lion d’argent 1954) et Les Amants crucifiés (nommé à la Palme d’Or 1955), Mizoguchi Kenji a laissé une empreinte durable dans le cinéma japonais, ainsi qu’une conséquente filmographie, même si la plupart de ses plus anciens films (années 20 et 30) sont perdus. Il a officié principalement pour la Nikkatsu, la Shochiku et la Daiei, trois des studios nippons les plus importants de leur époque.

Une œuvre focalisée sur la société japonaise, passée et présente

Les huit films de la rétrospective font preuve d’une grande richesse thématique. Chacun à leur manière, ils déclinent une obsession du réalisateur, qui se raccroche toujours à la description d’un pan de la société nippone, que ce soit dans le Japon féodal ou à l’ère contemporaine. D’ailleurs, n’est-ce pas parce que le Japon fait persister ses traditions que le tout est étrangement cohérent et uniforme ?

Les films d’époque

Mythes, saccages et rang

Les Contes de la lune vague après la pluie, probablement le film le plus emblématique du metteur en scène, convoque aussi bien la réalité historique du Japon féodal – la misère de ses paysans, les atrocités commises par les samouraïs, que les avatars fantastiques de la mythologie de l’archipel. À travers ses protagonistes principaux, Mizoguchi peint une vie paysanne difficile, qui nécessite une véritable usure vitale pour survivre, que ce soit un travail d’artisan pénible ou le danger des voyages pour marchander la production. On y suit deux couples de voisins, au caractère particulièrement marqué. L’un est constitué d’un homme voulant monter une affaire et qui reçoit tout le soutien d’une épouse dévouée ; l’autre est composé d’une femme désespérée de son mari qui peut à tout moment fuir pour partir à la guerre, si l’occasion se présente. Cette construction montre un point de convergence : la volonté des protagonistes de surpasser leur modeste condition, par l’activité commerciale ou la montée en grade dans une organisation militaire. Ce réalisme est titillé par l’arrivée d’un cinquième personnage, une femme issue de contes fantastiques. Son rôle ajoute des détails au propos initial : bien née et sans prétendant, elle est pleine de regrets, probablement au vu de la pression maritale exercée sur les jeunes filles nobles. Mais son réel apport est esthétique, Mizoguchi la filmant dans un cadre lunaire et vaporeux. Les scènes de ce personnage sont les plus graphiques du réalisateur, dignes de l’imagerie de la mythologie nippone telle que représentée dans les écrits et les estampes dont sont si friands les esthètes occidentaux. C’est sans doute cet élément qui a séduit le jury de la Mostra de Venise en 1953.

Paroxysme de la condition paysanne

Un an plus tard, Mizoguchi sort L’Intendant Sansho, adapté d’une nouvelle de Ogai Mori. Il développe un propos plus absolu et viscéral encore sur la condition paysanne, que dans Les Contes de la lune vague après la pluie. Il est question d’un frère et d’une sœur, enfants d’un seigneur progressiste et doté d’une grande bonté d’âme, forcés à prendre les routes pour fuir les persécutions d’autorités réactionnaires. Dupés par des passeurs, ils seront arrachés à leur mère et vendus à Sansho, l’intendant d’un domaine du ministre de la Justice. Sansho est un esclavagiste de la pire espèce et va mettre à rude épreuve ces enfants épris de liberté, la leur et surtout celle des autres. D’un point de vue narratif, l’intrigue se développe naturellement jusqu’à atteindre un point culminant, lorsque le héros atteint le but qu’il visait et ne peut contenir sa joie malgré la mesure que demande son rang. L’Intendant Sansho est un film éprouvant qui mène le spectateur aussi bien dans la tristesse que le bonheur, au gré des péripéties. En montrant un Japon esclavagiste, Mizoguchi sort cette fois-ci de la carte postale et peint une vie paysanne très cruelle, où même le rang n’épargne pas les personnages de la bassesse humaine.

Esthétique transcendante

Dans L’Impératrice Yang Kwei-Fei, Mizoguchi se livre à un exercice légèrement différent. Ce film, coproduit par Run Run Shaw de la future Shaw Brothers de Hong Kong, est un récit historique sur la vie de l’Impératrice chinoise Yang. Si on retrouve la thématique chère au réalisateur, à savoir la condition des femmes (nobles ici), l’intérêt est principalement esthétique. Il s’agit de l’un des deux seuls films en couleur de Mizoguchi (avec Le Héros sacrilège) et le cinéaste choisit de créer des travelings lents dans les décors, où ses actrices et acteurs, magnifiquement drapés, se déplacent et entrent en contemplation face à leur condition. Une graphie qui rappelle le théâtre et le cinéma chinois classique, mais qui passée à la moulinette de la caméra de Mizoguchi, en devient très japonaise. Avec L’Impératrice Yang Kwei-Fei, Mizoguchi fait se refléter l’œil japonais dans l’imagerie chinoise, et en quelque sorte, réunit le fond commun de ces cultures asiatiques, notamment le goût pour la contemplation.

Mariage arrangé, mariage malheureux

Les Amants crucifiés est un pont entre le jidai-geki (film d’époque) et le shomin-geki (récit des classes salariées contemporaines), ce dernier étant le genre de prédilection d’Ozu et Naruse et a fait les beaux jours du cinéma japonais classique. Dans le shomin-geki, il est régulièrement question du problème du mariage arrangé, qui provoque le malheur des époux, sans doute de manière plus insistante que lorsque c’est évoqué dans le jidai-geki – où il est d’une telle fatalité qu’il ne questionne pas vraiment les personnages. Et sûrement car, même dans le Japon d’après-guerre, la persistance de cette tradition semblait provoquer un certain malaise. Dans Les Amants crucifiés, Mizoguchi l’évoque avec la même ferveur, brandissant l’injustice comme étendard et laisse éclore l’amour véritable à travers des personnages passionnés. À l’époque d’Edo, l’employé modèle d’un riche imprimeur propose d’aider la femme de ce dernier à éponger les dettes de son frère. Pour cela, il tente de prendre l’argent de la société, et victime d’un chantage, il se dénonce. Pris dans les tourments de cette affaire, les deux incriminés fuient et finissent par se dévoiler leur amour interdit. Comme dans d’autres films de Mizoguchi, Les Amants crucifiés porte un regard sur un sujet de société, ici à travers le prisme du jidai-geki. Mais le film est avant tout un mélodrame du plus bel effet, qui possède, à l’instar de L’Intendant Sansho, une scène clé bouleversante où les personnages se révèlent. Mizoguchi, en plus d’un peintre de la société japonaise, était un grand directeur d’acteurs.

Les films contemporains

Compromis conjugal

Miss Oyu, sorti en 1951, est une vue de la mentalité japonaise. Un mariage arrangé est organisé. Le marié doit rencontrer sa future épouse lors d’une visite, mais dans un premier temps, il la confond avec sa sœur aînée, par qui il est subjugué. Le mariage a lieu, et la jeune épouse se rend compte de l’attirance que ne s’avouent pas sa sœur et son époux. Elle décide de se sacrifier pour sa sœur qu’elle aime, demande à son mari de n’être son époux que pour la forme et rendre heureuse sa sœur. Outre cette nouvelle déclinaison du poids d’être une femme au Japon, perdue entre l’absence de choix et la dévotion à une belle-famille une fois le conjoint décédé, le personnage de l’épouse est très révélateur du sacrifice « à la japonaise ». Il est question à la fois de sauver les apparences face à la société et renoncer au bonheur pour une cause supérieure (ici l’amour d’une aînée). La séquence où la jeune mariée avoue tout cela à son mari est même formellement typiquement nippon, avec ses nombreuses politesses, jusqu’au vouvoiement du mari.

Le sacrifice de la jeunesse

Les Musiciens de Gion est l’un des nombreux focus de Mizoguchi sur le milieu des geishas, soit la prostitution organisée et formalisée. Une jeune fille devient geisha dans une bonne maison. Pour lancer sa carrière, une aînée populaire la marraine. Mais elle ne supportera pas sa première nuit et blessera son client, un homme influent, qui tenta d’abuser d’elle. Les ennuis commencent alors pour les deux femmes… C’est tout un système qui est violemment pris à parti ici. Dans Les Musiciens de Gion, les femmes sont contraintes à se prostituer pour subvenir aux besoin de leurs familles, et si elles ont le malheur de ne pas céder à leurs clients, elles sont proprement mises au ban de la société. De plus, on comprend par le personnage de la nouvelle geisha, une jeune fille de treize ans, que cette mauvaise condition est intégrée très tôt chez la gent féminine, qui va ainsi d’elle-même glisser sur cette pente.

Jeunesse et amour contrarié

Une Femme dont on parle offre un sujet plus rare dans la filmographie de Mizoguchi. Une tenancière d’une maison de geisha de province est une amie proche d’un jeune médecin. Sa fille revient de Tokyo après que son fiancé l’ait quittée et qu’elle ait tenté de suicider. Les deux jeunes gens commencent à se découvrir une attirance mutuelle, mais la mère, amoureuse du médecin, n’ose pas avouer ses sentiments. Une nouvelle fois, la femme est au centre du sujet de Mizoguchi. Si le médecin est présenté comme un individu opportuniste, bien à l’aise lorsqu’il s’agit de recevoir des bons traitements d’une femme plus âgée, la femme est toujours victime. La fille est victime de l’abandon d’un homme d’une part, puis de la faiblesse d’un autre homme, incapable de gérer correctement ses relations. Mais surtout, la tenancière de la maison de geisha est victime de son âge : son mariage d’antan était bien sûr arrangé et il lui est impossible d’avouer son amour à un jeune homme. Mizoguchi montre toujours beaucoup de compassion pour la gent féminine et pour cela, il est bien aidé par l’une de ses muses, l’actrice Tanaka Kinuyo, qui avait déjà campé une femme dont l’âge la marginalisait – entre autres malheurs, dans La Vie d’O’Haru, femme galante.

État des lieux final

Mizoguchi meurt en 1956 et son dernier film, La Rue de la honte sort la même année. Il s’agit de son propos le plus moderne et boucle sa longue carrière sur un questionnement ultime. On y suit simplement le quotidien d’une maison de geishas, à l’aube d’une nouvelle loi visant à interdire la prostitution au Japon. Les personnages sont tous marqués en termes de profil psychologique, que ce soit la geisha ambitieuse et manipulatrice, la femme moderne et délurée, la brave mère soutien de famille, et surtout, les patrons qui prétendent mettre à l’abri leurs protégées et faire du social. Ce que signifie définitivement Mizoguchi dans La Rue de la honte, c’est que peu importe les mesures juridiques prises pour entrer prétendument dans la modernité, les prostituées souffrent le martyr de leur situation mais n’ont absolument pas le luxe de refuser ce travail au vu de la misère ambiante. Même le côté manipulateur du personnage de Wakao Ayako, dont les actes vont très loin, est entièrement excusé au vu des ravages causés par la prostitution. Le film se termine alors sur une image terrible, une très jeune fille nouvellement embauchée dans la maison, effrayée d’aborder des hommes pour la première fois.

C’est ainsi que se clôt la filmographie de Mizoguchi Kenji, un cinéaste qui jusqu’au bout aura montré une compassion sans limite pour les femmes de son pays.

Obsessions et héritage

Le cinéma de Mizoguchi Kenji est donc parsemé de motifs récurrents. Parmi eux, la condition de la femme en est prédominant.

La condition de la femme

Une thématique précoce…

Né en 1898 dans une famille modeste, Mizoguchi a connu un père tyrannique, qui a envoyé sa sœur dans une maison de geishas pour subvenir aux besoins de la famille. Cet événement a beaucoup marqué le réalisateur, et le sort réservé aux femmes dans la misère est un motif récurrent pour lui. On le voit très tôt dans sa filmographie – Les Sœurs de Gion et L’Élégie de Naniwa en 1936, qui montrent la prostitution sous des formes différentes mais jamais heureuse. Si les arts classiques ne rechignent pas à parler de prostitution, le message qu’envoie le réalisateur est en revanche clairement subversif pour son époque. À la fin des années 1930, le Japon se dirige vers la guerre et le nationalisme ; des metteurs en scène comme Kinoshita Keisuke se voient attaqués par le comité de censure pour avoir montré une mère pleurer son fils qui part à la guerre – un ressort jugé efféminé et antipatriotique. Ozu Yasujiro dresse de beaux portraits de la gent féminine, mais souvent victime de la société patriarcale et contrainte à s’enfermer dans le mariage. Il en de même pour Naruse Mikio. Quant à Kurosawa Akira, on a suffisamment dit de lui que les personnages féminins, lorsqu’ils n’étaient pas manipulateurs, ne l’intéressaient pas. Il n’était donc pas aisé de mettre en valeur les émois du sexe féminin dans le cinéma japonais classique aux alentours des années 40.

…qui a traversé toute sa filmographie

Et pourtant, des années 20 jusqu’aux années 50, Mizoguchi n’aura de cesse de faire de ce sujet son cheval de bataille, tantôt décliné sous des thématiques nouvelles, tantôt tel un motif persistant, une obsession, sur ce qu’il peut estimer être une injustice. À plusieurs degrés, tous les films de la rétrospective en arborent une facette. Il y a tout d’abord la prostitution. Qu’elle soit voulue, subie, ou intégrée, elle se greffe y compris à des films dont le fond n’aurait pas changé sans cet élément : Une Femme dont on parle par exemple ; avec le personnage de la patronne de la maison de geishas, qui aurait pu exercer une autre activité sans que le film ne change foncièrement. Le cinéaste en fait souvent un portrait structurel, où il décrit précisément comment le système fonctionne, comme on y entre, comment il y est difficile d’en sortir, qui le tient, et quels comportements usuels des hommes enferment un peu plus les femmes dans ce rôle. Les hommes ne sont pas tous négatifs chez Mizoguchi, loin de là, mais lorsqu’ils sont clients de la prostitution, ils se montrent systématiquement comme étant une puissance oppressive, à travers des agressions notamment. Outre la prostitution, Mizoguchi établit minutieusement le portrait du mariage, et comment il contrarie la volonté des femmes. Les mariages arrangés sont légion et l’épouse ne peut se libérer de son carcan, y compris après le décès du mari. C’est la toile de fond d’Une Femme dont on parle et Miss Oyu. La femme est également montrée vaillante, n’hésitant pas à se sacrifier pour le bien commun. Dans des registres différents, il est question de cela dans Miss Oyu et L’Intendant Sansho.

Des actrices puissantes

Pour l’aider dans cette noble tâche, il est assisté d’actrices talentueuses et charismatiques, qui joueront toutes plusieurs fois dans sa filmographie. Kinuyo Tanaka a beaucoup apporté aux films de Mizoguchi. Elle est à l’affiche de Miss Oyu, Une Femme dont on parle, Les Contes de la lune vague après la pluie, et L’Intendant Sansho dans la rétrospective. Elle est également son emblématique personnage dans La Vie d’O’Haru, femme galante. Interprétant souvent le rôle de femme mûre -de mères ou de veuves- son élégance crève l’écran. Ce n’est pas pour rien que le prétendant de Miss Oyu tombe sous le charme en un regard. Malgré son charisme, son jeu est empreint d’une certaine simplicité, d’une clarté qui donne facilement de l’empathie à son personnage. Kyo Machiko, de par son physique et son attitude, joue des personnages plus torturés. Non pas que les autres personnages féminins ne soient pas sujet à la violence du monde, mais Kyo semble venir d’un autre univers : c’est pourquoi elle interprète un esprit tourmenté (Les Contes de la lune vague après la pluie), la servante qui accède à la plus haute marche de la noblesse avec courage (L’Impératrice Yang Kwei-Fei), ou la plus moderne et osée d’une maison de geishas vieillissante (La Rue de la honte). On se souvient d’elle également chez Kurosawa Akira, dans Rashomon, où elle arborait le même magnétisme dans le jeu et le regard. Wakao Ayako, elle, tourne parmi ses tous premiers films avec Mizoguchi, dans Les Musiciens de Gion et par la suite La Rue de la honte. Dans ces deux œuvres, elle incarne une prostituée, avec un écart de comportement qui pourrait donner en soi le développement psychologique d’un unique personnage. Pour le premier, ses 18 printemps à peine font d’elle l’étendard de la femme victime et sacrifiée au business de la prostitution. Dans La Rue de la honte, elle est la geisha expérimentée qui a compris comment sortir du milieu, et qui n’hésite pas à jouer un double jeu pour cela. L’acting de Wakao est particulièrement fin et précis, permettant au cinéaste de faire passer à travers sa présence son intention avec fluidité. De la même génération qu’elle, Kagawa Kyoko montre un tempérament plus émotif. Jouant dans Les Amants crucifiés et L’Intendant Sansho, elle apporte la touche tragique qui fait basculer le cinéma de Mizoguchi dans le beau. Il n’y a qu’à voir son regard où se mêlent tristesse et détermination sur l’affiche originale de L’Intendant Sansho pour en mesurer l’étendue.

Un héritage considérable

Mizoguchi Kenji est un nom reconnu dans le milieu du cinéma. Pourtant, né au XIXème siècle et mort dans les années 50, avant les révolutions stylistiques et l’ouverture des propos qui vont s’opérer dans les années 60, son nom aurait pu être relégué au second plan. Mais cela n’a pas été le cas, notamment car ses compatriotes et confrères réalisateurs ne manqueront pas de creuser le sillon qu’il a initié.

Une filmographie photographie d’un large Japon

L’œuvre de Mizoguchi est constitué de nombreux films (on en dénombre plus de 80). Comme tout bon cinéaste à vocation d’auteur, empreint d’un engagement fort, ses films sont très parlant pour décrire la société japonaise de son époque. La diversité de ses personnages en fait état : seigneurs, paysans, marginaux, classes moyennes, Mizoguchi ne s’est arrêté sur aucun milieu en particulier et a balayé un large panel de profils sociaux. Sa propension à passer du jidai-geki au film contemporain est aussi cohérente qu’ingénieuse : du passé, il en témoigne une esthétique magnifique, mais des deux époques, il parle des mêmes sujets, comme pour rappeler à son public que la société nippone a encore une marge de progression pour accéder au bonheur et au respect de la dignité de tous ses habitants.

Un aîné moderne

Mizoguchi est un artiste progressiste. Cette modernité transparaît à l’écran si l’on met en perspective les composantes de son œuvre avec celle de ses cadets les plus connus et qui ont eu le plus d’influence dans le cinéma japonais. D’une part, Mizoguchi Kenji n’est pas un réalisateur de la première vague. Il commence sa carrière dans les années 20 et passe après les premiers cinéastes japonais qui ont dû travailler avec les contraintes techniques d’un art jeune. Il fait partie des artisans qui ont pu forger le cinéma japonais à proprement parler. Ozu Yasujiro a développé un style inimitable, mais lorsqu’il évoque sans cesse le mariage et le bonheur des épouses dans ces arrangements, il s’engouffre dans le chemin de Mizoguchi. Il en est de même pour Naruse Mikio, qui a souvent laissé la part belle à ses personnages féminins dans des récits d’amours contrariées, une autre obsession de Mizoguchi. L’Intendant Sansho est une œuvre d’une grande humanité, de la même intensité que ce que recréera Kurosawa avec des chefs-d’œuvre tels que Barberousse et qui le rendra particulièrement populaire chez les cinéphiles du monde entier. Kobayashi Masaki, lui, engagé tout comme Mizoguchi, est beaucoup plus radical et c’est ce qui le distingue. En revanche, son magnifique Kwaidan semble se teinter du même onirisme inquiétant qu’on a pu voir dans Les Contes de la lune vague après la pluie. Enfin, comment ne pas parler de Shindo Kaneto, assistant et disciple de Mizoguchi, avec qui il ne s’est pas échanger que des gentillesses. Shindo lui consacrera un documentaire en 1975 : Kenji Mizoguchi ou la vie d’un artiste. Plus que dans sa filmographie (bien que L’Île nue, en filigrane, aborde un peu toutes les thématiques chères à Mizoguchi), c’est sur sa façon d’aborder son rôle de réalisateur que Shindo aura été influencé par son mentor.

L’héritage de l’œuvre de Mizoguchi sur les filmographies de ces réalisateurs n’est peut-être pas directe. Peut-être était-ce tout simplement ce dont le Japon voulait parler. Mais dans tout les cas, Mizoguchi Kenji aura embrassé toutes ces thématiques avec chaleur, puissance et néanmoins d’une mesure élégante quand cela était nécessaire. Il a ainsi livré une œuvre magnifique, ponctuée de moments d’émotion pour des sujets qui préoccupe le monde, encore à notre époque.

Edition vidéo

Jusqu’à lors, l’exploitation vidéo des œuvres de Mizoguchi étaient cantonnée aux simples DVD, aux jaquettes datées et aux masters plus très frais. L’édition de Capricci est en tout point supérieure, pour le packaging d’une part (jolis digipacks cartonnés pour chaque film, avec présence des films pour illustrer l’intérieur), pour la qualité des masters d’autre part : les films en version remasterisée 2k présentent des défauts inhérents à l’état de la pellicule d’origine mais montrent une netteté indéniable. Les films en version restaurée 4k sont quant à eux sublimes et raviront les yeux des spectateurs.

Point de bonus vidéo ici, étonnamment, mais un livre d’une bonne centaine de page accompagne les films dans le coffret. De très bonne facture, il fait intervenir les dires de Mizoguchi lui-même, au soir de sa vie, en guise de préface, et propose de longues interviews retranscrites de ses collaborateurs majeurs parues dans les Cahiers du cinéma dans les années 1960, dont Tanaka Kinuyo. Ces textes sont proprement précieux et apportent énormément au regard que l’on peut porter sur cet homme, dont les films font preuve d’un grand humanisme mais qui se révélait être un tyran sur les tournages. Mizoguchi était un homme complexe, à l’engagement politique flou voire contestable, mais qui a su tirer parti de son statut de meneur et des qualités de ses collaborateurs, au prix d’un comportement qui serait difficilement toléré aujourd’hui. Chapeau à Capricci, non seulement de proposer des versions meilleures de ces pièces maîtresses du cinéma, mais en apportant une nuance analytique salvatrice. Du reste, le livre comporte de belles photos et compile les fiches techniques des films, un travail qui peut se révéler utile pour le détenteur du coffret.

Maxime Bauer.

Coffret huit films de Mizoguchi Kenji. Japon. Années 1950. En vidéo le 05/11/2019 chez Capricci.

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