Après cinq ans d’absence, Eric Khoo nous livre son nouveau long-métrage Hotel Singapura, en salles mercredi 24 août. Lors d’une interview, le réalisateur nous a laissé les clés de la chambre d’hôtel pour nous livrer quelques secrets sur son tout nouveau film.
On ne vous a pas vu au cinéma depuis Tatsumi il y a cinq ans. Pourquoi tout ce temps avant votre retour ?
En réalité, j’ai fait d’autres choses, notamment pour la télévision, comme des publicités. J’avais l’idée d’Hotel Singapura en tête, mais il a fallu trouver l’argent et le bon moment pour le faire. Cela a pris du temps.
Votre dernier film animé, Tatsumi, était tout comme Hotel Singapura séparé en différents segments. Le couple avec la jeune femme japonaise, Mariko, nous rappelle le segment de Tatsumi « The Good-bye ». Y a-t-il un lien a établir entre eux ?
Oui, parce que vous savez, avant ça, Tatsumi m’avait parlé d’une histoire de réincarnation. Il pensait que ça aurait pu être magnifique. Il y avait déjà cette idée de la possibilité de retrouver le véritable amour. Nous avions parlé d’un film de science-fiction avec des robots. Le segment avec Marito est un hommage à Tatsumi. Nous avions énormément d’idées à ce propos…
Hotel Singapura aurait-il pu être un film d’animation ?
Non. En réalité, je ne pense pas refaire de film d’animation car cela prend tellement de temps…. La production et la post-production sont très longues et je suis extrêmement impatient. Je suis vraiment heureux d’avoir fait ce film mais je ne retenterai pas l’expérience. Hotel Singapura a eu un tournage beaucoup plus court et le résultat a été bien plus rapide.
Le film semble séparé en deux parties bien différentes : avant et après la mort de Damien. Nous avons presque le sentiment de voir deux films différents. Est-ce comme cela que vous avez conçu Hotel Singapura ?
Et après ça, il devient le fantôme, une âme romantique. Lui et Imrah incarnent la partie romantique du film, ce sont des âmes sœurs bien plus que des « roomates ». Damien me permet de sortir le film du format du court-métrage, il est le fil rouge et structure tout le reste du film. On ne sait pas trop pourquoi il est là, mais, en mourant dans cette chambre, il finit par en faire partie. C’est un être mystique, qui peut paraître étrange par rapport au reste du film, mais je voulais ajouter cette touche inexplicable, de mystère, comme dans le segment coréen où il fait preuve de certains « pouvoirs ».
A propos du segment coréen justement : dans la première partie du film, vous avez un segment qui prône le pouvoir de la femme, le « Pussy Power », et une certaine forme de liberté sexuelle. Mais dans le segment coréen, la jeune femme se fait violer par son meilleur ami dans son sommeil. Damien, en tant que fantôme, lui donne un orgasme et elle finit par remercier son meilleur ami et violeur. Comment expliquez-vous cette contradiction ?
Oui, c’est étrange (rires). Nous avons eu une longue discussion en production à ce propos. Je pourrais essayer d’expliquer mais en réalité c’est juste… étrange. Le fait que Damien, avec une sorte de pouvoir mystique, lui donne un orgasme durant son viol, c’est cet aspect mystique que j’aime chez lui. Le film explore beaucoup de sexualités différentes. Il n’y a pas de pardon ou de culpabilisation dans cette scène, mais juste l’exploration d’autres sexualités. Mais oui, une sexualité bizarre (rires).
Mariko, la jeune femme japonaise, est le seul personnage, à part Damien, qui revient dans l’hôtel. Tout comme lui, elle semble être la seule à ne trouver aucune satisfaction et à être liée à l’hôtel et à sa décrépitude. Nous sentons comme une sorte de fatalité dans ce personnage….
Je pense que ça vient encore de l’histoire de Tatsumi dont nous parlions. Mariko a le cœur brisé avec l’histoire du jeune Coréen. C’est comme si tout était attaché à cette chambre, qui est la seule chose qui rattache Mariko à cet amour. On le ressent surtout à la fin, quand nous sortons de la chambre pour voir l’extérieur. Tout a changé mais elle reste toujours là.
Be With Me, qui traitait de différentes relations, était aussi fragmenté en plusieurs histoires. Ici, nous nous focalisons sur l’aspect sexuel des relations, et ce avec une grande diversité. Votre travail semble être une exploration des relations humaines, et cela, même dans la mort, avec les histoires d’Imrah et de Damien. Est-ce comme cela que vous voyez votre propre travail ou est-ce votre vision du cinéma en général ?
Oui, j’aime énormément faire de petites histoires. Cela me permet d’explorer beaucoup de personnages et même de faire différents films en un. L’idée est de faire plusieurs courts-métrages et de les rassembler ensuite. Cette méthode se voit particulièrement dans Hotel Singapura. J’ai été très inspiré par une série de courts films qui passaient à la télévision à la fin des années 50. Chaque segment a son atmosphère : nous pouvons nous retrouver avec une ambiance délirante comme le « pussy story », accolé à une histoire beaucoup plus sombre comme celle de la Japonaise. Chaque partie a une nature différente des autres. J’ai pu explorer toutes ces relations et ces sexualités d’une manière plus ou moins évidente. Prenons par exemple le segment en noir et blanc. Nous parlons d’abord d’une relation entre deux personnes de nations ennemies, mais, tout en restant dans le style des années 50, nous évoquons une question plus tacite. Celle du genre, et la possibilité d’une certaine homosexualité. C’est comme ça que j’aime aussi explorer les choses et les relations.
Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que vous filmez un couple homosexuel. Cette fois, vous explorez aussi la question du genre au travers du couple thaïlandais. Avez-vous rencontré des difficultés de production vis-à-vis de cette question ? Votre film Pain avait déjà été censuré.
L’histoire du transsexuel se passe dans le premier pays qui a effectué les opérations. Ce contexte en arrière-plan justifie donc totalement le reste de l’histoire. Pour le segment en noir et blanc, rien ne nous a posé problème non plus.
La fin du film peut être considérée comme une critique de la modernité et des relations contemporaines. Considérez-vous que cette modernité et que la technologie ont « tué » quelque chose dans nos relations et leur sensualité ?
Oui, clairement. C’est ce que je montre à la fin du film, avec le smartphone pendant que les deux personnages font l’amour. Quand on voit Mariko avec un robot, on n’en est pas si loin. Tout ça tue une certaine sensualité, oui.
L’hôtel nous rappelle 2046 de Wong Kar-wai. Avez-vous pensé à ce film durant l’écriture ou la production ?
Non, pas vraiment. Je me suis inspiré d’ambiances plus que de films précis : les films noirs, les films de cowboys… Je me suis inspiré de leurs couleurs surtout, comment faire un meilleur contraste, avoir une ambiance plus verte.
J’ai vu énormément de films, lu beaucoup de livres, pour en tirer les ambiances et pouvoir les retranscrire parce qu’il faut arriver à passer d’un esprit léger et à des personnages presque idiots, à une atmosphère plus sombre et sérieuse tout en restant crédible.
Voyez-vous emmerger une nouvelle génération de réalisateurs à Singapour ? Pensez-vous que leurs films pourraient être projetés en France comme les vôtres ?
Je viens tout juste de produire Apprentice (lire ici), qui est un très bon film, à mon avis. J’aime beaucoup produire, découvrir des étudiants, des cinéastes émergents. J’ai l’impression que les autres réalisateurs se tournent vers quelque chose de plus commercial. Je préfère donc produire des jeunes.
Après Tatsumi, vous nous aviez confié (lire ici) vouloir réaliser un biopic sur la stripteaseuse Rose Chan. Nous retrouvons le même genre de personnalité dans le segment des « Pussy Power« , est-ce une ressemblance volontaire ?
C’était clairement voulu oui. Je sens que l’on doit faire ce biopic. C’est quelque chose auquel je tiens et auquel je pense depuis… 8 ans ! Elle est très populaire. Je vais sans doute produire le film et trouver un autre réalisateur. C’est un destin incroyable et je veux que les gens le découvrent. C’est l’histoire d’une femme de pouvoir, comme personne ne l’a filmée ! On voit des geishas et toutes ces figures de femmes asiatiques régulièrement au cinéma. Mais pas de femmes de pouvoir. Donc oui, le travail avance !
Mais en tant que producteur ?
Oui, producteur, pas réalisateur. J’ai besoin de trouver un cinéaste qui puisse faire quelque chose comme Moulin Rouge. J’ai besoin que quelqu’un rassemble toute cette histoire et en fasse quelque chose d’aussi grand. Nous avons besoin de chercher un réalisateur occidental. En Chine par exemple, ce sera totalement impossible de produire ou réaliser le film à cause de la censure. Beaucoup de choses en Asie, autant dans l’esprit que dans la politique, me poussent à chercher ailleurs.
Cette femme dans le segment de « Pussy Power« , elle n’appelle pas la police pour l’aider et elle n’a pas peur des gangsters. Elle vient à bout de quatre gars. Le fait qu’en plus, elle apprenne ça à d’autres filles, pour ne pas qu’elles se laissent faire non plus et qu’elles apprennent à dominer des hommes, j’adore ça ! J’adore voir des femmes asiatiques aussi puissantes.
Pensez-vous que Imrha est une femme de pouvoir ?
Imrah.. .Imrah… elle est… elle semble émancipée. Une femme indépendante.
Elle est liée à Damien, ils ont tout les deux un statut particulier au sein du film. Comment avez-vous pensé la mort de Imrah ?
Le fait qu’elle meurt dans la chambre fait qu’ils seront réunis à toujours et à jamais (rire). C’était pour moi une manière d’avoir la fin de mon conte de fées.
Pour finir, en dehors du biopic, avez-vous d’autres projets en perspective ?
Oui, j’ai beaucoup d’autres projets en cours. J’aimerais bien me tourner vers des séries pour la télévision. Vous savez, tous ces shows autour de la nourriture ? J’aime l’idée que des gens se retrouvent autour d’un bon repas et finissent par avoir une grande conversation. Pourquoi pas explorer quelque chose de cet ordre-là…
Propos recueillis par Amandine Vatinet à Paris le 21/06/2016.
Hotel Singapura de Eric Khoo. Singapour. 2016. En salles le 24/08/2016.