Entretien avec Eric Khoo pour la sortie de Tatsumi en salles !

Posté le 1 février 2012 par

Rencontre avec le très classieux Eric Khoo à l’occasion de la sortie en salles de son hommage au maître du Gegika : Tatsumi. Par Olivier Smach.

Qu’est-ce qui vous a poussé à faire un film d’animation sur Tatsumi ?

Je suis un grand fan de Tatsumi depuis des décennies. J’ai toujours aimé ses histoires courtes, mais je ne voulais pas faire un film qui soit uniquement une compilation de celles-ci. Quand j’ai lu Une Vie dans les marges en 2009, j’ai enfin trouvé le fil conducteur du film que je voulais faire pour rendre hommage à cet homme que je respectais depuis tant d’années, en combinant ses histoires courtes avec l’histoire de sa vie.

La narration, avec cet entrelacement de biographie et d’adaptation d’histoires courtes, est donc vraiment ce qui est apparu avant la mise en place du film…

Quand j’ai lu Une Vie dans les marges, je me suis dit : « Voilà, je tiens l’idée ! Je peux entrecouper des séquences tirées de ses histoires avec des passages animés tirés de sa vie. » Et c’est la combinaison de ces deux parties qui ferait un long métrage de cinéma de 90 minutes.

Avez-vous pensé au Mishima de Paul Schrader en imaginant cette structure ?

Pour être honnête, j’ai vu ce film il y a très longtemps. Mais je l’avais oublié jusqu’à tout récemment, car plusieurs personnes m’en ont parlé ! Et je vais le revoir. Je suis un grand fan de Paul Schrader, notamment pour son scénario de Taxi Driver. Et en plus, Mishima était lui-même un fan de Gegika.

Comment avez-vous choisit les 5 histoires qui composent le film ?

À la base, il y avait une quinzaine d’histoires qui m’intéressaient vraiment. Mais comme je savais qu’on ne pouvait pas toutes les garder, j’ai moi-même procédé à une élimination progressive. J’en ai retenu 8 et je suis allé voir Tatsumi pour lui demander ce qu’il en pensait. Et c’est en y réfléchissant ensemble que l’on est finalement arrivé à ce chiffre de 5.

Le film évoque le Japon de l’après-guerre et le désenchantement face à la société des années 70. Pensez-vous que ce discours soit encore d’actualité malgré les changements qu’a connu le pays, ou qu’il peut s’appliquer à d’autres sociétés, comme Singapour ?


Je pense que beaucoup de singapouriens pourraient s’identifier à Monkey, mon amour et se reconnaître dans le sentiment d’isolement, d’aliénation, de souffrance qui se dégage d’une communauté qui voue ses individus à l’excellence. Mais, d’une façon plus générale, ce sont des histoires qui sont extrêmement japonaises.  Il est assez intéressant à ce titre de voir que pendant qu’on préparait le film, Tatsumi avait envie que j’y mette mon grain de sel, et qu’il y ait plus « d’Eric Khoo » dans la façon dont ses histoires sont racontées, voire que je modifie des éléments de certaines histoires. Mais je ne voulais absolument pas le faire : je voulais que ces histoires gardent leur beauté et leur pureté, et je ne voulais pas toucher à quoi que ce soit de cette identité japonaise, de cet ancrage dans la société japonaise, et de la façon dont Tatsumi les a écrites il y a très longtemps. Car bien que très japonaises, ces histoires sont absolument universelles.

Elles sont très justes dans la description de la société dans laquelle elles s’inscrivent, mais en même temps, il est tout à fait possible, pour des personnes venant d’ailleurs et d’une autre époque, de se reconnaître parce qu’elles décrivent très bien la condition humaine. On y reconnaît les situations dans lesquelles sont impliqués les individus, notamment les jeunes japonais d’aujourd’hui. Et, hélas, étant donné la récession que connaît aujourd’hui le Japon et les événements de Fukushima, ils se retrouvent dans une situation ou des états proches de ceux contés dans les histoires de Tatsumi.

Vous êtes très fidèle au travail de Tatsumi au point que l’on peut se demander ce qui fait de Tatsumi un film d’Eric Khoo. Pour vous, où se termine l’hommage et où commence l’appropriation ?

Le film aurait été très différent sans la voix-off de Tatsumi. C’est moi qui ait absolument tenu à donner au film une facture personnelle qui soit la sienne et non pas la mienne, et cela a parfois entrainé des tensions entre nous. Je lui disais que son autobiographie était une œuvre de 800 pages et que je ne pouvais y consacrer plus de 35 minutes de film. Il fallait donc déjà que j’opère un choix dans les événements de sa vie que j’allais mettre en scène dans le film, et je tenais absolument à avoir sa voix à lui. Mais il n’était pas d’accord, il disait : « Ma voix est atroce, je ne veux pas parler ». Mais je voulais vraiment qu’il y ait cette âme, cette chaleur, qui se dégage de cette partie autobiographique grâce à sa présence.

Par ailleurs, il y avait aussi des discussions sur la manière de traiter les histoires. Sur la dernière, Good-bye, il y a cette scène où l’on voit le G.I. faire l’amour à la fille. Lui voulait que ce soit statique, qu’il n’y ait pas de mouvement… Je lui ai répondu que non, c’était un film d’animation, il faut absolument qu’il y ait du mouvement. Donc, il y a parfois eu des divergences. Mais en tout cas, on est arrivé à ce résultat dans lequel, moi, j’avais un rôle de chef d’orchestre. J’étais celui qui avait un recul sur la totalité de la structure, et qui essayait d’ajuster.

J’ai aussi parfois été un peu terrorisant avec mon équipe d’animateurs  pendant les trois mois de préparation, où j’étais extrêmement vigilant, presque obsessionnel. Je pouvais par exemple dire : « Attention, cette main que vous avez dessinée n’est pas fidèle aux traits de Tatsumi ». J’étais une espèce de machine, complétement rigide, qui imposait le standard « Tatsumi » à tout le monde, car je voulais que ce soit fidèle à son esprit. Donc, si je dois vous dire où se trouve ma patte à moi, je dirais qu’elle est là, qu’elle se trouve dans le fait d’orchestrer cet hommage, et le rendre le plus fidèle possible à l’homme qui est au centre du film.

Le travail sur le son est impressionnant, de la musique de votre fils aux éléments sonores qui donnent vie aux images. Comment avez-vous travaillé cet aspect ?


J’avais déjà travaillé avec mon petit garçon sur My Magic, dont il avait composé la musique. Pour ce film-là, comme on avait déjà une expérience de collaboration ensemble, je lui ai juste demandé de lire Une Vie dans les marges et de pondre 3 mélodies. Ce qu’il a fait en quelques jours. Il me les a soumises et je les ai trouvées excellentes, donc on les a prises pour la bande originale du film.

Par ailleurs, il se trouve que j’ai un ingénieur du son qui est japonais (Sato Kazuo). Par chance, c’est le seul ingénieur du son qui travaille à Singapour. Il a aussi travaillé avec moi sur Be with me et sur My Magic. C’était vraiment un bonheur, puisqu’il a réussi à faire tout le travail de composition de son, notamment à avoir des contacts au Japon pour tous les sons d’ambiance des années 50 et 60 sur place. Il pouvait vraiment s’immerger dans la société japonaise.

Et il y avait un travail très important à faire sur les voix. Pour tous les petits rôles, on a fait travailler des personnes qui venaient de la communauté japonaise de Singapour, qui est importante. Mais c’était très important pour les rôles essentiels d’avoir un artiste, et là, on a trouvé le meilleur acteur du Japon, qui a fait les sept voix principales : Tetsuya Bessho, un acteur de théâtre très réputé. En une quinzaine d’heures, il a enregistré tout le texte pour les 7 personnages.

Et j’ai une très bonne amie, Christine (Sham), qui avait composé la musique pour Be With Me, et a ici joué le rôle d’arrangeur. Elle a travaillé sur les atmosphères musicales que je voulais sur chacune des histoires. Par exemple, il se trouve que pour l’histoire Juste un homme, je voulais quelque chose d’un peu bluesy, à la Chet Backer, et c’est elle qui m’a trouvé ça. À l’inverse, pour Occupé, avec le personnage qui fait des graffitis, je voulais quelque chose qui soit plus provoquant, sulfureux, très 60’s (Jane Birkin, À bout de souffle, Madame Claude…). Et là aussi, c’est elle qui m’a trouvé une musique qui donne cette atmosphère-là.

C’est cet ensemble de collaboration qui m’a permis d’avoir cet habillage sonore du film.

Tatsumi dit à un moment que le cinéma est son modèle. Comment a-t-il réagit face au film ?

Tatsumi a en effet été extrêmement influencé par le cinéma et un de ses rêves les plus secrets était de devenir réalisateur. Aujourd’hui, ce qui compte le plus pour lui est de voir que, après des décennies, ses dessins finissent par prendre vie sur grand écran. C’est quelque chose qu’il apprécie beaucoup, et dont il a toujours rêvé.

Il a vu le film plusieurs fois et plus il le voit, plus il entre dedans et l’apprécie. Je ne pouvais rien espérer de plus : que lui apprécie le film et que les personnes qui ne sont familiers ni avec le monde du manga ni de l’animation puissent, à travers ce film, prendre connaissance de cet homme et de son génie.

Nous demandons à chaque réalisateur que nous rencontrons de nous parler d’une scène d’un film qui l’a particulièrement touché, fasciné, marqué et de nous la décrire en nous expliquant pourquoi.
Pouvez-vous nous parler de ce qui serait votre moment de cinéma ?

C’est dans Macadam Cowboy, quand le personnage de Joe Buck, que joue John Voight, prend le bus pour aller à New-York.

Avez-vous un dernier mot pour les lecteurs d’East Asia ?
Allez voir le film, et si il vous plaît, recommandez-le à votre entourage !
Propos recueillis à Paris le 27/01/2012 par Olivier Smach.
Un grand merci à Matilde Incerti de nous avoir permis cette belle rencontre humaine, ainsi qu’à Jérémie Charrier pour son organisation.

Tatsumi d’Eric Khoo, en salles le 01/02/2012.

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