Notre « palme du cœur », pour reprendre les mots de Nicolas Lemerle lors de sa découverte de Notre petite sœur à Cannes en mai dernier, arrive dans les salles le mercredi 28 octobre. L’occasion de rencontrer un Kore-eda Hirokazu d’une gentillesse et disponibilité absolues pour lui parler de son dernier film. Après quelques échanges sur le Festival de Vesoul, où nous l’avions rencontré en 2012 (voir notre vidéo ici) et dont il venait de croiser les directeurs, Martine et Jean-Marc Thérouanne à Busan, l’interview s’ouvre sur son rapport au manga qui a inspiré son magnifique dixième long-métrage.
Qu’est-ce qui vous a attiré vers Kamakura Diary de Yoshida Akimi ?
J’ai toujours aimé le travail de Yoshida Akimi, dont j’ai lu tous les livres. Ce qui m’a plu dans un premier temps quand j’ai découvert Kamakura Diary, c’est l’histoire deces trois sœurs, trois jeunes femmes qui ont été abandonnées par leurs parents et qui rencontrent cette quatrième petite sœur, elle-même orpheline. Cette histoire d’enfants abandonnés m’a servi de porte d’entrée et m’a beaucoup séduit. Et dans un second temps, à mesure que j’avançais dans ma lecture, je me suis rendu compte que l’histoire allait au-delà de ces quatre personnes, mais traitait du temps qui passe. On le voit notamment à travers cette maison dans laquelle les souvenirs se sont accumulés et témoignent du passage du temps avant même la naissance de ces quatre filles, et on imagine que ça continuera ensuite. C’est donc quelque chose de plus grand que l’être humain et des relations humaines, et j’ai trouvé que l’ambition de l’auteure de vouloir décrire ce quelque chose qui dépasse l’être humain était vraiment très noble, et c’est ce qui m’a donné envie de l’adapter au cinéma.
Avez-vous beaucoup discuté avec l’auteure pour préparer votre film et travaillé en étroite collaboration avec elle au moment de l’écriture ?
Elle m’a envoyé un courrier au tout début du projet dans lequel elle me disait qu’elle me faisait confiance et qu’elle me confiait vraiment le projet. Elle me disait qu’elle se doutait qu’au cours d’un tournage, beaucoup de choses pouvaient se décider au pied levé et que si j’avais envie d’intégrer des répliques ou des scènes qui n’existaient pas dans l’œuvre originale, j’étais tout à fait libre de le faire. Grace à cette attention très généreuse, j’ai pu me sentir très libre dans la possibilité d’ajouter des choses à l’histoire d’origine. Je pense que l’on a vraiment réussi à avoir une très belle relation réalisateur-auteure. À l’origine, je pensais rester très fidèle aux différentes séquences du manga, quitte à intervertir leur ordre, mais suite à ce courrier, j’ai décidé de prendre plus d’initiative.
Une fois que le projet a été acté, nous nous sommes échangés du courrier à trois reprises, et à chaque fois, elle a rajouté à ses lettres des petites illustrations. La première voyait Suzu lever les yeux vers les fleurs de cerisiers, dans une autre on les voyait discuter toutes les quatre du casting, et l’une d’entre elle disait à Sachi, la sœur aînée, qu’elle était vraiment trop jolie dans le film ! Enfin, on voyait Suzu qui disait qu’elle avait hâte de voir le film. Ce sont devenu de très précieux objets que je conserve avec soin depuis qu’elle me les a envoyés.
Qu’a-t-elle pensé du film lorsqu’elle l’a découvert ?
Oui, elle a beaucoup apprécié le film !
Est-ce que, comme à votre habitude, le choix du casting a influé sur votre scénario ?
Oui, oui, j’ai travaillé comme les fois précédentes. Pour citer un exemple, la scène où Yoshino met du vernis sur les ongles de pieds de Suzu m’a directement été inspirée de la fois où j’ai vu Nagasawa Masami mettre du vernis à ongle sur les pieds d’une de nos collaboratrices dans l’équipe. Je lui ai posé des questions sur la pédicure et j’ai écrit la scène pendant le tournage. C’est un exemple parmi tant d’autres !
Vous avez dit, lors de la conférence de presse du film à Cannes, avoir revu des films d’Ozu avant de vous atteler au tournage de Notre petite Sœur. Lesquels, pourquoi, et les avez-vous aussi montrés à votre équipe et vos actrices ?
À vrai dire, c’est assez inhabituel pour moi de regarder d’autres films pour préparer un projet. Mais cette fois-ci, je n’ai pas regardé que des films d’Ozu, puisque je me suis aussi replongé dans Les Quatre filles du docteur March de Georges Cuckor avec Katharine Hepburn, qui présente aussi quatre sœurs. J’ai aussi effectivement regardé un film d’Ozu qui se déroule à Kamakura : Été précoce. Ozu étant un réalisateur qui s’attache à montrer le temps qui passe, cela était extrêmement important pour moi. Le film raconte l’histoire de deux familles, qui ont toutes deux perdu un membre. D’un côté, il y a une jeune femme qui a perdu son grand frère qui est parti à la guerre et qui ne revient pas, et de l’autre côté, il y a ce jeune homme qui a perdu son épouse. Une histoire d’amour va se nouer entre cette jeune femme interprétée par Setsuko Hara et ce jeune homme. Ils se retrouvent dans un café et elle lui raconte le récit de son jeune frère disparu. Ils se rencontrent en évoquant la mémoire d’un mort de ce point de vue, je pensais qu’il y avait des correspondances avec mon projet. C’est donc un film que j’ai trouvé d’un part très intéressant et qui me semblait pouvoir me donner des éléments sur ce que je pouvais faire. Je n’ai pas demandé pour autant au casting ni à l’équipe de le regarder.
Un autre film auquel peut faire penser Notre petite sœur est Nobody Knows, que vous avez réalisé en 2004, et qui voyait également des enfants livrés à eux-mêmes, élevés sans adultes. Peut-on considérer les deux films comme des miroirs inversés l’un de l’autre ?
En effet, on peut considérer que ce sont deux films un peu en miroir, même si ça n’a pas été fait de façon consciente. Mais une fois qu’ils ont été terminés, c’est effectivement ce que je me suis dit aussi.
Est-ce que cette évolution reflète une vision plus optimiste de la société japonaise de votre part ?
(il réfléchit longuement) Non… je pense que ça n’a rien à voir avec mon regard sur la société… Je pense plutôt que ce que j’ai essayé de décrire dans les deux films est très différent. La situation de départ est identique, mais la trame, le noyau de l’histoire varie. Dans Nobody Knows, il s’agissait de décrire la survie de ces quatre enfants abandonnés et qui ont été laissés pour compte alors que dans ce film-ci, il est plutôt question de s’attarder sur le personnage de Sachi et de la perception qu’elle a de son père. Elle le considère de façon très négative, comme celui qui les a abandonnées toutes les trois et son point de vue évolue puisqu’elle en arrive à penser que leur père est l’homme qui leur a laissé cette petite sœur. On est donc sur deux perspectives différentes, et je ne pense pas que ça ait vraiment trait à l’évolution de la société japonaise.
Vous étiez cette année à Cannes avec vos compatriotes Kurosawa Kiyoshi, Kawase Naomi et Miike Takashi, quatre auteurs installés dans l’industrie du cinéma japonais depuis très longtemps. Est-ce que ça reflète une difficulté à voir émerger une nouvelle génération de jeunes réalisateurs au Japon ?
À vrai dire, ce n’est pas qu’il n’y a pas de nouveaux réalisateurs qui émergent au Japon. Je pense même au contraire que ces dernières années, nous avons vu émerger beaucoup de réalisateurs de moins de quarante ans qui font des films assez importants. En revanche, au Japon, les réalisateurs invités à Cannes, à commencer par Kurosawa, Kawaze ou moi, sommes plutôt dans la marge de l’industrie. Nous sommes à l’écart de ceux qui font les films qui sont vus par la plupart des Japonais. C’est vrai que de ce point de vue là, la situation est assez étrange, puisque nos noms sont cités pour représenter le cinéma japonais. J’image après que le nom de ces nouveaux réalisateurs n’est pas encore parvenu jusqu’en France, mais ils existent bel et bien.
Par exemple, quel film japonais vous a plu cette année ?
Il y a en effet un film que j’ai vu cette année, qui a été réalisé par une jeune femme coréenne installée au Japon et qui s’appelle Mipo Ô. Elle a réalisé un film sur la négligence maternelle, c’est l’histoire d’une petite fille qui est persécutée par sa mère. Le portrait de cet enfant est très juste. Le film s’appelle Kimi Wa Iiko.
Le film est auto-contenu, mais le manga est toujours en cours de publication. Y a-t-il une chance pour que vous reveniez à ces personnages dans quelques années ?
J’ai un peu l’impression d’avoir fait le tour du sujet avec ce film-ci, car pour moi, le passé des personnages, comme ce qui va se passer dans leurs vies, est inclus dans le film. En revanche, si un grand nombre de personnes réclame une suite et si les comédiennes sont disposées à endosser de nouveau leurs rôles et s’il est question de savoir qui va réaliser la suite, je préférerais que ce ne soit pas quelqu’un d’autre qui le fasse. Mais c’est assez peu probable.
Propos recueillis le 19/10/2015 à Paris par Elvire Rémand.
Photos : Nicolas Lemerle.
Traduction : Léa Le Dimna.
Merci à Matilde Incerti.
Notre petite sœur de Kore-eda Hirokazu. Japon. 2015. En salles le 28/10/2015.