Entretien avec Diao Yinan, réalisateur de Black Coal

Posté le 10 juin 2014 par

Auteur remarqué de Uniform en 2003 et de Train de Nuit en 2007, Diao Yinan signe avec Black Coal un film essentiel qui en fait l’un des cinéastes chinois parmi les plus importants actuellement. Salué par l’Ours d’Or du Meilleur Film à Berlin, alors que son acteur Liao Fang y a remporté l’Ours d’Argent du Meilleur Acteur, Black Coal nous plonge dans les tréfonds s’une enquête sordide étalée sur plusieurs années. Son réalisateur revient sur la longue gestation d’un projet ambitieux, à la croisée du cinéma de genre et d’auteur, sur les récompenses qui lui ont été décernées, et sur l’état cinéma chinois aujourd’hui. Interview !

Il y a 8 années qui séparent Black Coal de votre dernier film, Train de nuit. Qu’avez-vous fait pendant ce temps et comment expliquez-vous une gestation si longue pour ce projet ?

La raison principale de tout ce temps passé est l’écriture. La première version du scénario m’a demandé 5 ans de travail. Or, le résultat s’est avéré trop personnel, trop artistique, trop littéraire… Et personne ne voulait investir dans ce projet. Ma productrice Vivian Qu m’a convaincu de revoir ma copie. Je dois vraiment la remercier car elle m’a donné de très bons conseils pendant toute cette période, en me demandant d’insérer des éléments plus commerciaux. Il m’a aussi fallu un peu de temps pour accepter cette réalité, alors que je considère plutôt comme un réalisateur de films d’auteur. C’est à partir de 2011 que je suis parvenu à la version définitive de mon scénario. On a trouvé des financements et le film a donc pu être réalisé en 2013.

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J’en profite d’ailleurs pour vous vivement conseiller Trap Street. C’est le premier film de ma productrice et il sort en France une semaine après le mien, le 18 juin (la sortie a été repoussée – ndlr). Je suis d’ailleurs très heureux car je viens d’apprendre que son film a été primé dans un festival de cinéma indépendant à Boston.

Merci pour l’information !

Vous dîtes vouloir faire une « peinture de la Chine contemporaine », or, votre film commence en 1999. Etait-il nécessaire de prendre du recul pour parler de la Chine d’aujourd’hui ?

La raison est en fait très pragmatique et technique. En Chine, c’est à partir de 1999 que l’utilisation de tests ADN a commencé à être utilisée dans les enquêtes policières au plan national. Avant 1999, c’était uniquement utilisé dans les grandes villes et pas dans la région ou j’étais. Et pour les prémisses de l’histoire, il ne fallait pas que l’on puisse avoir recourt à l’ADN.

On sent une inscription très réaliste du film, mais il puise également dans le polar, un genre plutôt américain. Avez-vous vu des films policiers ou lu des romans noirs pour préparer votre film ?

Dès le collège et le lycée, j’ai commencé à lire des policiers comme les œuvres de Simenon, Agatha Christie, les Sherlock Holmes… Plus tard, j’ai lu Raymond Chandler, Hammet, Faulkner… Toute cette littérature m’a influencé et c’est un univers qui m’est très familier. Toutes ces histoires avec les bons qui attrapent les méchants, les films de héros : je me suis vraiment rendu compte que ces œuvres qui mettent en scène des enquêtes permettent d’avoir un accès, au-delà de l’histoire proprement dite, aux sentiments intérieurs des individus, à la société et aux hommes d’une manière générale, et tout cela d’une manière divertissante. C’est vrai que quand on lit une enquête policière, on a l’impression de participer soi-même à un jeu agréable. En passant par le biais du film noir et du polar, j’avais envie d’en faire un moyen de montrer la perception que j’ai de la société et de la vie.

Vous n’êtes d’ailleurs pas le seul cinéaste chinois à utiliser les codes du film de genre à cette fin. On a récemment vu Jia Zhang-ke (A Touch of Sin) ou Shanjun Cai (People Mountain, People Sea) le faire. Vous sentez-vous proche de la démarche de ces cinéastes ?

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Je ne peux rien dire sur A Touch of Sin car je ne l’ai pas encore vu. Par contre pour People Mountain, People Sea, il se trouve que je connais très bien le cinéaste. On était ensemble à l’école et on est resté très proche. Avant l’interview, on s’envoyait encore des textos ! Mais pour moi, dans le cadre de son film, il s’est focalisé sur une histoire vraie, racontée telle quelle, alors que je pense avoir fait beaucoup plus appel à mon imaginaire, en plus de cette réappropriation de certains éléments du film noir et du film de genre. People Mountain, People Sea est dans une critique beaucoup plus directe.

On parle beaucoup de minimalisme pour caractériser votre travail sur les films précédents Black Coal. Ici, on trouve une poursuite en long plan-séquence, des travellings qui font des sauts dans le temps et une impression d’espace très ample. Comme avez-vous travaillé cet aspect formel ?

C’est vrai que pour Uniform et Train de nuit, j’étais vraiment dans l’utilisation du plan fixe. Comme je tournais ici un polar, avec des personnages toujours comme en errance dans la ville et dans la nuit, il y avait un mouvement important qu’il me fallait aussi transposer dans l’utilisation de la caméra. J’ai donc opté pour de longs plans-séquences avec beaucoup de mouvements. Le summum est atteint avec la scène de la patinoire : c’est à la fois un long plan-séquence et la caméra danse en suivant le personnage. Il y a donc du mouvement quand il doit y en avoir, mais j’ai gardé les plans fixes quand il y en a besoin, comme dans le salon de coiffure. C’est vraiment ce qui caractérise ce film : une continuité par rapport aux films précédents dans mes choix de positions de caméra avec les plans fixe, mais aussi l’inclusion de mouvements.

Le film se termine sur des feux d’artifice devenu incontrôlables et sur une ascension coupée en plein mouvement, c’est un état plus général sur votre pays que vous dressez ?

Par exemple, qu’est-ce que je serais censé vouloir dire ?

C’est une fin très surprenante et ouverte à beaucoup d’interprétations. C’est pourquoi je voulais avoir la vôtre…

C’est justement ce que je recherche : cette ouverture, surtout à la fin. Je n’aime pas donner des réponses, qui rétrécissent les possibilités. Je veux que le public s’investisse, qu’il soit un peu comme un enquêteur à sa façon, qu’il puisse se poser des questions. Je veux donner du temps au spectateur pour faire fonctionner son imagination et sa réflexion. La vie est aussi comme ça. On n’a jamais de réponse tranchée sur les choses.

Comment avez-vous choisi Liao Fan pour le rôle principal ?

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Je considérais qu’il convenait bien au personnage, il n’a pas le physique d’un jeune premier et je l’imaginais parfaitement dans le milieu du film. Je lui ai donc donné le scénario à lire, et il l’a beaucoup apprécié. C’est quelqu’un qui travaille énormément, qui s’investit énormément quand il décide de participer à un film. C’est une attitude qui me facilitait le travail. Je savais déjà que notre collaboration allait être passionnante. Il y a aussi le fait qu’il n’avait pas besoin de participer à mon film pour être plus connu, puisque c’est déjà une star. J’appréciais aussi ce choix de sa part, qui démontre son sérieux, en plus de faire sauter d’emblée d’éventuelles résistances.

Comment travaillez-vous avec les acteurs ?

Je respecte énormément la perception qu’ont les acteurs à la lecture du scénario, la compréhension qu’ils ont des personnages. Avant de tourner, nous échangeons énormément. Une fois sur le plateau, tout se fait à mi-mots, on n’a plus besoin de discuter. L’important est alors pour moi de vérifier qu’ils se sentent bien, ou si ce n’est pas le cas, de comprendre pourquoi et d’y remédier.

Combien de temps a duré le tournage ?

57 jours ! Ça vous parait long ou court ?

Ça me paraît très confortable pour une production indépendante…

Le film a eu 2 prix à Berlin, dont l’Ours d’or. Est-ce que ces prix influent sur la manière dont on perçoit votre cinéma en Chine ?

Cela a une répercussion énorme sur le plan commercial. À partir du moment où un film est primé, ça crée une curiosité : les spectateurs veulent aller voir quel genre de film chinois obtient des prix à l’étranger. C’est comme l’écrivain Mo Yan, qui était très peu lu par les Chinois avant d’avoir le prix Nobel, alors qu’après, tout le monde s’est jeté sur ses écrits.

C’est surtout le cinéma indépendant qui récolte des prix en Occident. Or, Jia Zhang-Ke parle d’un manque de structure du cinéma indépendant chinois, vous êtes d’accord avec cela ?

Le cinéma indépendant, c’est un peu comme l’adolescence dans une vie : on se rebelle, on veut tourner le dos au mainstream. Et c’est tout cela qui faut la beauté du cinéma indépendant : cette liberté, cet affranchissement aux contraintes… Et c’est pour cela qu’il ne peut y avoir de système organisé autour du cinéma indépendant. Je pense que quand Jia Zhang-ke s’exprimait là-dessus, il voulait peut-être dire que dans un pays comme les États-Unis, il y a à la fois le cinéma mainstream, mais il y a toute une structure autour du cinéma indépendant, qui permet à des films, comme par exemple Brockeback Mountain d’Ang Lee, de voir le jour à un même niveau de qualité technique que les autres films. Pour Black Coal, je peux dire que les racines du film sont indépendantes, mais que nous nous sommes organisés de manière professionnelle, avec des financements, des sociétés de production, nous avons travaillé avec des stars, l’équipe technique était aguerrie, le circuit de distribution était prévu… Tout cela nous a permis de fonctionner comme un film mainstream, et nous a surtout permis de rentrer sur le marché du cinéma. Je me suis exprimé là-dessus à Berlin, et je me souviens avoir dit que c’était la victoire du cinéma indépendant. Car je me reconnais malgré tout en tant que cinéaste indépendant.

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Quel est votre regard sur l’évolution du cinéma chinois ?

La présence des grosses productions et leur industrie me semble indispensable. C’est dans cet environnement là que le cinéma indépendant peut exister. Un film indépendant sans ce cinéma-là n’a pas vraiment de contenance. Les cinéastes indépendants doivent prendre leur tâche avec sérieux et s’atteler à faire le maximum comme ils l’entendent pour arriver à une qualité maximum. C’est alors que ces films trouvent leur place au sein de l’industrie du cinéma, et paraissent en contraste puissants, différents et forts. Le cinéma indépendant ne deviendra jamais mainstream, et ne peut dominer l’industrie, de la même façon que le Coca Cola restera toujours la boisson vedette.

Devra-t-on attendre 8 ans pour découvrir votre prochain film ou vous êtes-vous déjà attelé à un nouveau projet ?

Non, non… (rires). Ça ne devrait pas être aussi long, même si pour l’instant, ce n’est pas encore mûr et que je suis toujours dans une dynamique, même si je travaille beaucoup, dans laquelle j’attends que le film vienne à moi plutôt que l’inverse.

Nous demandons à chaque réalisateur que nous rencontrons de nous parler d’une scène d’un film qui les a particulièrement touchés, fascinés, marqués et de nous la décrire en nous expliquant pourquoi.

Pouvez-vous nous parler de ce qui serait votre moment de cinéma ?

Le début de La Soif du mal, le plan d’ouverture… Quand on me pose cette question, il y a beaucoup de scènes que j’ai envie de mentionner. Dans 10 minutes, ce sera une autre (rires).

Ça fait sens avec Black Coal en tout cas : le plan séquence et la monté de la tension rejoint assez l’esthétique du film, non ?

Il y a beaucoup de réalisateurs qui ont fait des plans-séquences merveilleux : Angelopoulos, Tarkovski

Est-ce que vous avez un dernier mot pour nos lecteurs ?

Je serai très heureux d’englober à la fois la première œuvre de ma productrice Trap Street et mon film en invitant le public français à aller voir nos œuvres respectives.

Propos recueillis le 05/05/2014 à Paris par Victor Lopez.

Traduction Pascale Wei-Guinot.

Merci à Matilde Incerti d’avoir permis cette rencontre.

Black Coal de Diao Yinan. Chine. 2013. En salles le 11/06/2014.

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