Hamaguchi - Touching the skin of eeriness

HENRI – Touching the Skin of Eeriness de Hamaguchi Ryusuke

Posté le 13 décembre 2021 par

Dans le cadre de Japanese Fringe, un focus sur le cinéma indépendant japonais post-Fukushima, La Cinémathèque française a eu la bonne idée de mettre en ligne, sur sa plateforme Henri, Touching the Skin of Eeriness de Hamaguchi Ryusuke, moyen métrage de 2013 et introduction au long métrage Floods, une œuvre encore non réalisée.

Synopsis : après la mort de son père, Chihiro a été accueilli par son demi-frère Togo et sa petite amie. Le jeune homme ne parvient pas à se défaire de son sentiment de solitude et trouve refuge dans la pratique de la danse moderne avec son camarade de classe, Naoya. Tandis qu’il est absorbé par son art, des événements étranges se déroulent dans la ville, où plane une menace invisible.

Le public français avait pu découvrir Touching the Skin of Eeriness en 2014 au Festival Kinotayo, festival qui diffusera deux ans plus tard Happy Hour, quelques mois avant sa sortie en salles (et en trois parties) sous le titre Senses. Depuis, Hamaguchi est l’une des figures de proue du cinéma japonais actuel, reconnu à l’international et primé dans les festivals de renom (en 2021, Drive my Car prix de la mise en scène à Cannes et Contes du hasard et autres fantaisies Grand prix du jury à la Berlinale et Montgolfière d’or au Festival des 3 Continents).

Hamaguchi - Touching the skin of eeriness

En 2014, la situation était bien différente et l’attrait premier de Touching the Skin of Eeriness était la présence du jeune acteur Sometani Shota, alors en pleine ascension et déjà passé par Sono Sion (Himizu, Tokyo Tribe et la série TV Minna! ESPer Dayo!) et Ishii Sogo (Isn’t Anyone Alive?). Au premier visionnage, ce moyen métrage (sorte de pilote promotionnel à un long métrage dont on ne sait toujours pas s’il sera un jour tourné) dégageait une aura étrange, envoûtante et déroutante. Avec une ambiance homo-érotique, des références insistantes à un poisson (le polypterus endlicheri), des silences pesants, des dialogues tout en symbole, des stigmates (ritualisés ?) et même une référence esthétique au vampirisme. L’inachevé de l’œuvre avait de quoi laisser pantois. Était-ce le prélude à un “mystère” policier dans une petite ville de province à la manière de Twin Peaks ? Une réflexion symbolique sur un Japon en reconstruction après la catastrophe de Fukushima ? 

Danse, Lazare

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Aujourd’hui, rétrospectivement et en connaissant mieux l’œuvre de Hamaguchi, on construit facilement les ponts entre Touching the Skin of Eeriness et les films de fiction à venir, notamment Senses. Les scènes de danse entre Chihiro et Naoya, amis à l’attachement trouble et quasi-fusionnel, précèdent l’atelier artistique et gymnastique de Senses où les participants apprennent à connaître et entendre leur corps par des exercices ludiques. La danse et la gymnastique sont utilisées comme des moyens de communication. Dans Touching the Skin of Eeriness, les danses sont supervisées par Jaero Osamu, chorégraphe contemporain qui s’est fait connaître pour organiser des ateliers de danse à destination des personnes âgées à mobilité réduite ou souffrant de dégénérescence mentale. Jaero, qui joue ici le rôle du professeur de danse, dirigera d’ailleurs l’atelier de gymnastique de Senses.

Hamaguchi - Touching the skin of eeriness

Dans Touching the Skin of Eeriness, les danses consistent à se mouvoir au plus près de son partenaire en anticipant ses mouvements et en évitant de le toucher. Ou comment entrer en phase et en symbiose en évitant le contact physique. Pour un réalisateur comme Hamaguchi, dont la narration repose essentiellement sur le Verbe, on peut dire qu’ici, tout est dans le non-dit et le mouvement des corps. L’utilisation de la danse (c’est-à-dire penser et préméditer la façon de se mouvoir) n’est pas nouvelle dans le cinéma japonais. À la fin des années 50, Hijikata Tatsumi a créé la danse ankoku butô (qui signifie littéralement « danse des ténèbres »), une danse inspirée de courants d’avant-garde étrangers, notamment l’expressionnisme allemand et le surréalisme. Cette danse composée de mouvements lents et saccadés fait écho à la crise politique des années 60 (lutte contre la présence étasunienne sur le sol nippon, critique du capitalisme, essor d’une contre-culture étudiante, développement de mouvements marxistes et révolutionnaires, crise de l’identité japonaise). Ce n’est donc pas un hasard si Hijikata Tatsumi a participé à plusieurs films de la Nouvelle vague (Les Esprits maléfiques du Japon de Kuroki Kazuo ou Himiko de Shinoda Masahiro) dans lesquels on le voit, effrayant et en guenilles, se mouvoir comme un spectre ou un animal blessé. Une démarche qui influencera les fantômes de la J-Horror.

En 2013, dans un Japon post-Fukushima, pas de danse butô mais une danse contemporaine plus fluide et moins flippante. On voit ici se mouvoir des corps lazaréens qui commencent une deuxième vie après un deuil (ici la mort du père de Chihiro). Comme une volonté de vivre malgré tout, d’être résilient, pour utiliser un mot à la mode.

Mystère en eaux troubles

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Lors d’une séance de questions-réponses organisée à l’université de Harvard en 2017, Hamaguchi affirmait que la rivière était pour lui un élément mystérieux et qu’il imaginait une vie cachée ou un trésor au fond de l’eau… tout comme il existe quelque chose de caché au fond des êtres humains. D’où l’importance de la rivière dans ce mystère rural. Toute l’action tourne autour d’un cours d’eau, dans l’attente d’une inondation redoutée et imminente. Floods est justement le titre du long métrage qui aurait dû faire suite à Touching the Skin of Eeriness.

Dans un des dialogues les plus marquants et intrigants, Chihiro dit à son ami Naoya : “Tu crois que nous sommes tous les deux des poissons. Tu as tort. Tu es le poisson et je suis l’eau… En fait, tu es l’eau et c’est peut-être moi le poisson… Après tout, on peut tous les deux être de l’eau.” Des propos obscurs dont on ne connaîtra peut-être jamais la signification. Qui sait ? Peut-être qu’un jour Hamaguchi décidera de terminer son projet Floods et de répondre aux nombreuses questions laissées en suspens : quelle est la véritable relation entre Chihiro et Naoya ? Qui a tué la jeune Azusa ? Qu’y a-t-il au fond de la rivière ? L’inondation aura-t-elle lieu ?

Marc L’Helgoualc’h

Touching the Skin of Eeriness de Hamaguchi Ryusuke. Japon. 2013. Disponible sur HENRI jusqu’au 04/01/2022

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