Brillante Mendoza est un réalisateur singulier. De nationalité philippine, âgé de cinquante ans, il a réalisé son premier long-métrage voilà seulement cinq ans ( Le Masseur, 2005). Entrée en matière tardive, compensée par une activité prolifique : Kinatay et Lola, tous deux tournés courant 2009, constituent respectivement ses huitième et neuvième films. Par ailleurs, Mendoza est rapidement devenu un habitué des festivals internationaux – il a notamment récolté le prix de la mise en scène à Cannes pour Kinatay. Habitué du Black Movie, Mendoza voit également Kinatay figurer dans la section « Happy Birthday! » de l’édition 2014 du festival genèvois, regroupant les 15 meilleurs films des éditions précédentes.
Cependant, dans l’absolu, un film est-il fait pour être aimé ? A voir Kinatay, on doute d’une réponse positive de la part de Mendoza, tant son film ne fait rien pour plaire – ou si peu. Et pourtant, entre deux bâillements (surtout au milieu du récit) et quelques frissons d’horreur (sur les dernières minutes), il arrive que l’attention soit captée : au fil des séquences, la mise en scène se nimbe d’un halo confus, anxiogène, irrigué d’un sentiment d’urgence et éclairé par un regard cru vaguement déstabilisant ; regard d’entomologiste pour qui l’authenticité du témoignage prime sur toute convention de représentation, tout jugement moral et toute volonté de divertissement – dans la mesure où « divertir » c’est, étymologiquement, détourner le regard, nier le poids du réel, bref : mentir. A défaut de moralisme, il semble donc y avoir une forme de probité, radicale, impitoyable, à l’œuvre chez Mendoza.
Kinatay signifie « massacre » en philippin. Son scénario se base sur des faits réels. Le cœur du récit : la nuit traumatisante vécue par Peping, un étudiant de Manille. Afin de subvenir aux besoins de sa fiancée et de son enfant, Peping travaille en tant qu’homme à tout faire pour la mafia locale. Or la mission à laquelle il participe cette nuit-là se conclura, inopinément, dans une violence sidérante, digne d’un film trash. N’en révélons pas plus. Parfois, le film frôle le snuff movie : image tremblante souvent crapoteuse ; quasi-temps réel ; environnements confinés et glauques. D’où cette délétère sensation de cauchemar urbain qui semble appelé à ne jamais finir. Malaise du spectateur, d’autant que par son point de vue parcellaire sur les évènements, et surtout par son impuissance devant la cruauté à l’œuvre sous ses yeux, sa position s’avère assez proche de celle de Peping ; une telle identification participe à l’efficacité souhaitée par Mendoza.
Or, à quoi bon cette recherche d’efficacité, concentrée sur la fin du film ? La longue suspension préalable de l’action, si elle fait monter la tension chez Peping, aurait plutôt tendance à engourdir le spectateur : on a le sentiment, parfois, que l’impuissance qui caractérise le jeune protagoniste a contaminé le cinéaste. Et qu’à défaut de pouvoir (ou même, par orgueil, de vouloir) faire entrer le spectateur dans le film, il lui assène, tardivement, des coups de matraque « terroristes ». Or, la captation brute d’une situation par la caméra ne permet pas forcément de toucher à son essence. C’est même souvent le contraire. Si bien que Kinatay, trop littéral dans son dispositif, s’embourbe selon nous dans l’artificialité qu’il cherchait à fuir – et suscite un scepticisme durable à défaut de laisser indifférent.
Entre Lola et Kinatay, peu de points communs, si ce n’est leur localisation à Manille et leur dénonciation, plus exactement leur mise en évidence crue, percutante, de la gangrène qui travaille la société philippine : corruption des individus et des institutions, matérialisme, primauté des valeurs marchandes sur toute valeur morale. À quoi il faut ajouter la présence physique des corps, toujours au cœur du récit : organismes fragiles, démembrés, violentés, inadaptés, ou simplement vieillis.
Par ailleurs, Lola est filmé comme Kinatay avec une caméra numérique haute-définition, qui permet d’enchaîner les plans-séquences de façon quasi-documentaire. D’où une sensation d’immersion qui tantôt fascine, tantôt exaspère, car ces plans s’éternisent sans toujours apporter un supplément de suspense, d’esthétique ou de sens. A part quelques plans lumineux et aquatiques, et sans être aussi laid que Kinatay, Lola ne propose pas grand-chose d’éblouissant. C’est que sa force se situe ailleurs. Dans les personnages. Et dans l’intrigue – tour à tour en suspens et dramatique – qui les révèle sur la durée.
La trame de Lola possède la netteté et l’éclat d’un mélodrame classique. Deux vieilles dames (Lola signifie « grand-mère » en philippin) luttent contre vents et marées, l’une pour financer l’enterrement de son petit-fils, l’autre pour faire acquitter son petit-fils à elle, qui a assassiné celui de la précédente. Elles vont finir par trouver un arrangement : tout ne sera que concessions, marchandages, après avoir été angoisse et humiliation. Compromissions morales découlant inexorablement des tares de la société philippine. Or ce n’est pas un panorama d’ensemble de cette société que trace le film, mais les trajectoires physiques des personnages, de leurs corps – seuls, imparfaits et obstinés. Dès lors apparaît l’intérêt majeur des multiples plans-séquences, tout aussi entêtés, voire aimants que les deux grand-mères.
Doté d’une approche passive et sensorielle avant d’être spectaculaire ou psychologique, le film avance lentement, de manière aussi précautionneuse que pénétrante, et évite ainsi l’écueil du mélo balisé ; il n’en est que plus touchant. En particulier, la façon lancinante qu’a Mendoza de filmer l’humidité de Manille, ses canaux et la pluie diluvienne – le clinquant de l’image numérique apporte alors une vraie plus-value, à laquelle le DVD rend justice – contribue à la sensation que laisse Lola au spectateur : moite, fascinée, légèrement inconfortable. Et en même temps, lourde d’émotion contenue. Un beau film, décidément, qui nous invite à attendre le meilleur de la suite de la carrière du Philippin.
Antoine Benderitter.
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