Au cœur des champs de pavot de l’est du Rajasthan, Vivek Chaudhary filme l’incessant et dévorant combat mené par Mangilal, un enseignant humaniste élevé par des parents cultivateurs d’opium. Face à la corruption des élites de la région, qui mène à l’appauvrissement croissant des agriculteurs, l’homme tente de mobiliser mais est confronté aux craintes et à l’incompréhension de sa mère. I, Poppy, un documentaire bouleversant, qui était présenté en compétition au Festival des 3 Continents de Nantes 2025.

Derrière les jolies capsules à tête fleurie qui se dressent par milliers dans les champs du nord de l’Inde se cache un marché opaque. Racheté volontairement une bouchée de pain aux agriculteurs par les autorités locales qui le revende ensuite dix fois plus cher, l’opium se vend à prix d’or au marché noir. Pour certaines familles, qui cultivent le pavot parfois depuis plusieurs générations, la tentation est grande. Le risque est tout aussi élevé : si un producteur d’opium est pris la main dans le sac, il doit se préparer à passer plusieurs années en prison, à moins de pouvoir monnayer sa sortie. Pour ceux qui tentent de rester dans le droit chemin, c’est donc la vente à perte, le chantage à la licence d’exploitation par les autorités, et le risque de se faire attaquer par les cartels.
Au cœur de cette violence permanente, le réalisateur a choisi de filmer le rapport très différent qu’entretiennent une mère, Vardibai, et son fils, Mangilal, à la culture du pavot. La première est une petite dame âgée, toute mince dans ses habits roses, au visage parcheminé par des heures de travail dans les champs – cela fait plus de 50 ans qu’elle s’occupe de la même parcelle. Le deuxième est enseignant dans une petite école du coin, père lui-même de deux grands fils ; admirateur de B.R Ambedkar, il tente d’être le porte-voix des cultivateurs de pavot de la région et se bat pour leurs droits et leur dignité. Entre celle qui a toujours tenté de s’adapter au système malgré son injustice, et celui qui s’attaque à la corruption et aux abus, l’incompréhension est sans appel. De cette confrontation de la sphère intime et de la sphère militante naît une relation complexe et nuancée, que l’on voit évoluer tout au long d’une saison, du semis à la mousson.
Parallèle au récit familial, dont il est intrinsèque, le champ de pavot devient ainsi un personnage à part entière qui se fait reflet des espoirs et des abattements de ce petit microcosme familial. Au rythme de la pousse des plantes, la pression des autorités se fait toujours plus forte. Une première récolte de l’opium est effectuée après avoir récolté un suc rougeâtre s’écoulant de légères incises artificielles et formant comme de petites gouttes de sang. Ce sera la seule pour la ferme, qui se voit privée pour la première fois de sa licence en représailles de l’activisme de Mangilal. Déjà fragiles, les rapports familiaux se tendent.

La caméra de Vivek Chaudhary se fond avec brio dans ce foyer dalit aux individualités affirmées et se transforme vite en un nouveau membre de la famille qui assiste avec intérêt à la vie quotidienne dans et hors les champs. Des discours passionnés que déclame Mangilal au téléphone pour convaincre et mobiliser, aux regards atterrés (et presque comiques) que lance régulièrement sa mère au réalisateur, un lien tendre et indéfectible transparaît progressivement. Sans jamais prendre partie pour l’un ou l’autre, le réalisateur accueille leur parole, leurs doutes et leurs inquiétudes avec sollicitude, au point où chacun semble ne pouvoir s’exprimer autrement que par son biais, dans la confidence.
Le milieu du documentaire indien, en difficulté depuis plusieurs années suite au désengagement de l’État (I, Poppy est une coproduction française) ne cesse de surprendre par sa vitalité et ses choix audacieux et Vivek Chaudhary ne déroge pas à cette tendance. Il s’agit de son deuxième documentaire après le moyen-métrage Goonga Pehelwan (The Mute Wrestler), qui avait remporté un National Award en 2015. Tourné cette fois sans autorisation en Inde, I, Poppy n’aura sûrement pas le même destin, mais confirme un réalisateur engagé, sensible et prometteur.
Audrey Dugast
I, Poppy de Vivek Chaudhary. Inde. 2025. Projeté au Festival des 3 Continents 2025.




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