MCJP – Entretien avec Iwai Shunji

Posté le 14 juillet 2025 par

Pour les 30 ans de la sortie de Love Letter (1995), la Maison de la Culture du Japon à Paris (MCJP) a consacré une rétrospective intégrale aux longs-métrages de fiction du cinéaste du 2 au 12 juillet. Une première en France et l’occasion de (re)découvrir un cinéaste culte mais invisible chez nous. À cette occasion, nous avons pu rencontrer Iwai Shunji afin d’échanger sur sa carrière et son dernier film.

Vous occupez une place très particulière dans le paysage cinématographique contemporain : vous êtes à la fois un cinéaste culte et incontournable avec un rayonnement international, mais votre œuvre reste difficile d’accès hors du Japon. Est-ce que cette position — à la fois populaire, culte et un peu à la marge — a eu un impact concret sur votre manière de travailler ?

Cela fait plus de 30 ans que je réalise des films et je n’ai fait que des films originaux, je n’ai jamais adapté de romans populaires ou même d’autres personnes, ni fait de remakes en dehors de remakes de mes propres films. J’ai essayé, mais je n’ai jamais réussi. C’est probablement pour ça, parce que ma filmographie est elle-même atypique dans le cinéma japonais, que je possède cette position un peu spéciale.

Vous avez aussi un rapport tout à fait particulier au contemporain lui-même. Vous êtes un cinéaste contemporain au sens fort : le contemporain est votre sujet mais aussi la matière de vos films. Est-ce quelque chose que vous mettez au centre de votre travail ?

Cela se fait plutôt naturellement. Quand j’écris, j’écris à propos de ce que je vis mais aussi de mon milieu, de ce qu’il se passe autour de moi. Finalement, je dépeins avant tout la société contemporaine dans laquelle je vis. Mais j’aime aussi me tenir au courant des nouveautés et des produits de ce contemporain, donc il y a une volonté de ne pas perdre pied avec lui : mes personnages utilisent beaucoup les réseaux sociaux, les smartphones et baignent dans cet univers contemporain. Il faut donc que je sois au courant et que je connaisse au mieux les nouveautés afin d’écrire plus justement.

Avec A Bride for Rip van Winkle vous avez commencé à faire des versions séries de vos films. Il n’est maintenant pas rare que le format sériel co-existe avec le format film au Japon, pourquoi une telle coexistence ? Pourquoi faites-vous ces montages alternatifs ?

J’ai bien commencé avec A Bride for Rip van Winkle à faire un tel montage, mais je pense que je suis le seul à faire cela de cette manière. Quand je fais un film, il y a énormément de matière et tout ce qui a été filmé ne se retrouve pas dans le montage final, même des bonnes scènes. Avant, il était possible de voir ces scènes coupées via un bonus sur le DVD, mais je trouvais ça triste de reléguer les scènes coupées à ce bonus vidéo indépendant. La version série est donc une version longue avec toutes les scènes tournées, afin de proposer un montage où je peux tout montrer au spectateur. Ce n’est cependant pas comparable à un director’s cut. C’est une autre version du film proposée au spectateur, version dans laquelle je me permets d’inclure toutes les scènes, même celles coupées au montage pour la version long-métrage. Je ne pense pas qu’une œuvre puisse être terminée, que l’on puisse faire un director’s cut qui serait la version finale et complète d’un film, car une version finale est possiblement inatteignable. La version finale de l’œuvre est en fait dans la tête du spectateur. Faire ce genre de versions, c’est pour moi une manière de continuer l’œuvre à travers des variations.

Votre dernier film Kyrie a lui aussi bénéficié d’un montage série sous le nom de Luca on the Road. Celui-ci semble être une variation encore plus radicale que la version série de A Bride for Rip van Winkle ; comment la présenteriez-vous ?

Tout d’abord, le film est encore plus musical : nous avons gardé les performances musicales entières. Mais le montage diffère aussi grandement : si dans le film la décennie représentée l’est de manière sporadique, dans la série tout est montré chronologiquement. On commence par l’enfance de Luca et comment elle devient Kyrie, d’où la différence entre les titres des deux versions.

Dans Kyrie, il est question de la catastrophe du 11 mars. Vous avez d’ailleurs fait partie de ces cinéastes japonais qui, juste après l’événement, ont pris leur caméra pour aller traduire cet événement dans un film avec Friends after 3.11. Comment expliquez-vous ce besoin urgent de prendre la caméra juste après l’événement ?

À l’époque du désastre, mon film américain Vampire devait sortir en salles au Japon. Les Japonais n’étaient cependant pas prêts à voir ce genre de films, donc on l’a retardé d’un an. Quand je suis allé voir en mai les zones sinistrées, je n’ai pas vraiment eu l’envie de prendre la caméra, je suis avant tout un auteur de fictions et ce n’était peut-être pas le moment pour ça. Cependant, le débat autour de la catastrophe et de l’incident Fukushima est né, et le débat était animé par des musiciens, des acteurs, des créateurs, des amis à moi. C’est à ce moment-là que j’ai eu l’idée de filmer cela, et c’est de là que vient le titre du film Friends after 3.11. Je voulais filmer la parole de mes amis. Donc ce n’était pas un besoin à proprement parler. Finalement, tout ça s’est fait assez naturellement : j’ai cherché à donner forme à ce débat constant et naissant autour de moi.

À contre-sens de cette urgence, vous avez attendu plus de 10 ans avant d’en faire le centre d’un de vos films.

Au début, le film ne parlait pas du 11 mars, j’avais surtout envie de faire un film musical avec la chanteuse AiNA THE END. C’était un projet assez petit au début, mais, au fur et à mesure, Kyrie est devenu de plus en plus riche. La scène qui représente le plus frontalement l’événement, celle du tremblement de terre, je l’avais écrite seulement un an après le tremblement de terre, en 2012. Je ne l’ai presque pas retravaillée pour Kyrie. Cette scène est très violente et aucun espoir ne transparaît, elle représente bien le sentiment de l’époque concernant la catastrophe. Quand j’écrivais Kyrie, 10 ans plus tard, je n’aurais pas pu retranscrire ce sentiment avec autant d’exactitude, de manière aussi fraiche et instantanée.

Comment s’est passé la collaboration avec AiNA THE END ?

Quand j’écrivais ce film, j’ai assisté à un de ses lives et en la voyant, j’ai pensé qu’elle pouvait incarner mon héroïne. Je me suis donc un peu plus renseigné sur elle : j’ai écouté ses albums, j’ai regardé des vidéos de ses concerts. Ça m’a confirmé qu’elle était une chanteuse talentueuse, et je lui ai donc proposé de participer à Kyrie et elle a accepté. La collaboration était complexe pour AiNA THE END : elle n’avait pas beaucoup de temps puisqu’elle continuait son travail de chanteuse en même temps que le tournage, elle donnait même des concerts. Aussi, c’est elle qui écrivait les chansons de Kyrie, cela lui tenait à cœur, mais c’était aussi un exercice compliqué. Pendant le tournage, elle a failli abandonner et nous avons pris une pause de 4 mois. À la fin de cette pause, AiNA THE END avait achevé d’écrire les chansons et nous avons pu terminer le tournage. J’ai collaboré aussi avec Kobayashi Takeshi pour la dernière chanson du film (compositeur de nombreux films d’Iwai Shunji qui a notamment participé à la création d’autres chanteuses fictives d’Iwai comme Lily Chou-chou ou bien encore Glico dans Swallowtail Butterfly, ndlr) mais cette fois-ci encore, c’était à la demande d’AiNA THE END.

Entretien mené et retranscrit par Thibaut Das Neves à Paris le 5 juillet 2025

Propos traduit du japonais par Nao Kaneko.

Remerciements à Fabrice Arduini, Iwai Shunji et son équipe.