LE FILM DE LA SEMAINE – A New Old Play de Qiu Jiongjiong

Posté le 11 juin 2025 par

À l’origine projeté en festivals en 2021, le film art et essai chinois A New Old Play de Qiu Jiongjiong, une œuvre tout à fait originale prenant place dans une troupe de théâtre sichuanais au XXe siècle, est à retrouver en salles ce mercredi via Carlotta Films.

Grand acteur-clown de l’opéra du Sichuan, Qiu Fu n’est plus. L’artiste quitte à contrecœur la vie terrestre pour le monde souterrain, où il est accueilli par Tête de Bœuf et Visage de Cheval, les deux gardiens du lieu. Alors qu’il revit une dernière fois ses souvenirs avant d’entrer dans l’Au-delà, cinquante années d’art, de lutte et d’amour défilent sur fond d’histoire tumultueuse de la Chine du XXe siècle…

Qiu Jiongjiong est tout d’abord l’auteur d’une riche filmographie documentaire, émaillée de références à l’opéra traditionnel du Sichuan, et notamment à la pratique de cet art par son grand-père. Débuté à l’écriture en 2017, achevé d’être tourné en 2019 dans son propre petit studio, A New Old Play est la première œuvre de fiction de son auteur, une fresque de 3h qui traverse les séquences les plus sombres du XXe siècle chinois, des années 1920 aux Seigneurs de la guerre sous la République de Chine, jusqu’aux années 70 et la Révolution culturelle – entrecoupée d’images fantasmagoriques de son personnage principal, inspiré du grand-père du cinéaste, pénétrant dans l’au-delà en se remémorant ce qu’il a vécu.

A New Old Play est une œuvre visuellement aboutie qui jouit du parti-pris de son réalisateur. En tournant intégralement son film dans son studio, la maîtrise formelle est totale. Qiu Jiongjiong, lointainement inspiré par Fellini et Jacques Tati, fait de cet environnement en mode limité, une originalité graphique. Les décors sont en partie peints, et leur aspect factice achève de faire référence au théâtre, son propre sujet. Qiu utilise par ailleurs un don décalé, parfois qualifié de cartoonesque, ce qui offre une solide connexion à l’intrigue décrite et aux images qui lui sont greffées. Dès lors, le second degré est de mise : bien qu’aucun tabou ne soit réel dans l’évocation par les termes de ce qu’ont connu les Chinois sous la coupe de Chiang Kai-shek, de l’envahisseur japonais ou des maoïstes, les personnages arborent un ton insouciant, léger, dont l’euphémisation qui en découle infuse un sentiment fort de multiples niveaux de lecture. Nous sommes loin du pathos de Vivre ! de Zhang Yimou, sorti en 1994, qui portraiturait à peu de chose près les mêmes époques, et où l’écriture dramatique s’acharnant sur les personnages provoquait un tout autre effet sur le spectateur. Ici, à l’image de son personnage pénétrant dans les limbes, les êtres humains, comme le regard que le spectateur peut porter sur eux, sont éthérés, de passage dans cette reconstitution d’une époque pleine de bouleversements. Par ailleurs, plus que Zhang Yimou, A New Old Play hérite plutôt de la question de la mémoire de cette période en Chine, un sujet touché du doigt dans des films tels que In the Heat of the Sun de Jiang Wen. Quand le personnage de Qiu entre dans ce purgatoire, qu’il rencontre un vieil ami muet, il remet en perspective 50 ans de vie vécue dans des tumultes. Ces écarts de tons, mis aux côté de l’évocation de la vie du grand-père du réalisateur par la voix d’un personnage de fiction, amènent à questionner le rapport des destinées individuelles dans la grande histoire, et du rôle du cinéaste, ainsi que son procédé : fictionnaliser, romancer (Zhang Yimou) ou bien faire incarner (un personnalité ayant réellement existé) tout en distordant le regard (Qiu).

Qiu Jiongjiong insère du réel dans une forme expressionniste, une idée de mise en scène rare, qu’on peut qualifier d’antithétique de prime abord. C’est sans doute pour cela que ce film connaît une réputation d’œuvre originale et de joyau caché depuis ses premiers pas en salles en 2021.

Maxime Bauer.

A New Old Play de Qiu Jiongjiong. Chine. 2021. En salles le 11/06/2025.