C’est grâce à Art House que nous parvient en salles le documentaire Black Box Diaries d’Itō Shiori, qui suit la réalisatrice dans le calvaire pour faire entendre sa plainte pour viol à l’encontre d’un journaliste politique. Un témoignage particulièrement éprouvant mais à la valeur inestimable.
En avril 2015, la journaliste Itō Shiori porte plainte contre Yamaguchi Noriyuki, chef du bureau américain d’une chaîne de télévision et proche d’Abe Shinzō. Elle l’accuse de l’avoir droguée et violée à l’occasion d’un rendez-vous professionnel. Face au classement sans suite de l’affaire, la jeune femme décide de la médiatiser. S’ensuit la publication en 2017 de son livre La Boîte noire dans laquelle elle revient sur son éprouvant parcours de dénonciation. En 2019, elle obtiendra finalement des dommages et intérêt, sans pour autant que son agresseur ne soit officiellement condamné pour viol. Black Box Diaries est le témoignage filmé de ces quatre ans de lutte.
Dire que Black Box Diaries est un coup de poing paraît presque une banalité, tant l’impact du sujet est indéniable. C’est l’histoire d’une jeune femme qui, face à l’incompréhension de ses proches, l’agressivité des inconnus, les retournements de veste de la police et l’inconsistance des médias, se retrouve réduite à mener elle-même l’enquête sur son viol, dans un combat qu’elle porte à bout de bras. Une histoire de courage, mais aussi de fissures ; d’endurance et d’usure. A une heure de tentative de libération de la parole sur les violences sexuelles, elle pourrait paraître redondante avec le flot ininterrompu des récits d’horreurs qui nous inondent. Pourtant, comme, chacun d’eux, elle a sa cruelle singularité, et sa plus cruelle encore universalité, qui mérite qu’on s’arrête pour écouter.
Le film s’ouvre un avertissement concernant son contenu, invitant le public à prendre ses distances si nécessaire. Pourtant, le spectateur qui jetterait sur l’œuvre un regard extérieur, sans doute pleine de bonnes intentions d’objectivité, aurait peut-être du mal à comprendre ce qu’elle peut avoir de vraiment choquant. Certes, mention y est faite d’un viol, mais la description assez brève et factuelle dont il fait l’objet peut paraître inoffensive en comparaison des situations mille fois mises en scène, parfois de façon crue, dans la fiction. Bien sûr, savoir qu’on parle d’un crime réel, effectif, dont la victime formule le témoignage face à nous n’est pas anodin, mais il n’est pas certain que cela suffise à emporter des sens anesthésiés par l’omniprésence du sujet.
Plutôt, c’est que la plus grande violence qui est montrée à travers Black Box Diaries n’est pas là où l’on serait tenté d’immédiatement porter le regard. En dépit de son atrocité, l’agression qu’a subie Itō Shiori n’est que le début d’un long chemin de croix qui mettra la jeune femme à l’épreuve durant quatre interminables années. Le combat que relate le film, c’est celui pour faire exister la parole, la faire résonner et la répéter, autant de fois que nécessaire, avec une conviction acharnée, face à l’écho assourdissant du silence, voire des injures que profère la société en réponse à ce qu’elle refuse d’entendre. Un procès pour viol reste encore largement aujourd’hui le procès de la victime, on ne l’apprend plus à personne, et ce documentaire l’illustre tragiquement.
Au fil de ces quatre années, on voit l’état d’Itō Shiori se détériorer. On la voit grignotée par les marques de la dépression, de l’anxiété, de la paranoïa alors que son impuissance devient de plus en plus fracassante. On pourrait être tenté de se dire, que ce soit par cynisme ou par empathie véritable, « Mais pourquoi s’inflige-t-elle cela ?« . Oui, ce serait sans doute plus simple de « passer à autre chose » autant que faire se peut. La réalisatrice, pourtant, est portée par une résolution : celle de faire ce qui est juste, ce qui, pour elle, doit moralement être fait, car c’est sa voie pour réclamer son identité et retrouver son intégrité. Elle est là, la violence inouïe de Black Box Diaries, dans le portrait de cette femme qui s’effrite mais tient bon face à l’usure, les désillusions et les menaces.
Elle passe si près de vaciller.
Itō Shiori n’est pas documentariste, elle est journaliste, et à ce titre le film ne prend pas le temps de soigner ses cadres ou d’agrémenter son montage ; plutôt, il reflète l’urgence de ce qu’elle traverse et la nécessité d’en garder une trace. Il peut parfois paraître abrupt, désorientant, mais la force de ce qu’il montre ne nous laisse pas nous attarder sur l’absence de fioritures. L’émotion de la réalisatrice est palpable et frappe souvent comme un coup de poing. Son courage, sa peur, sa déception, sa détermination, son désespoir, sa confusion, son angoisse, sa résistance et sa fragilité se communiquent tour à tour à l’image. Ce n’est véritablement qu’à travers son visage que l’on prend la mesure de ce qu’elle affronte, et en cela son documentaire est infiniment précieux.
Une fois mis de côté le dénigrement, les impasses, les oreilles sourdes et les portes fermées, une scène, peut-être, plus que les autres pousse à l’accablement. Un allié miraculeux apporte à Itō Shiori un secours rare et inespéré, qu’elle accueille avec une joie et un soulagement non feints. Toute à l’euphorie du moment, son expression se transforme en quelques secondes lorsque son interlocuteur, enhardi par l’alcool, commence à la draguer. Elle fait alors ce que dicte l’instinct de préservation : rire d’un air gêné, éluder maladroitement puis, l’interaction passée, rester interdite. Que peut-il y avoir de plus consternant ? Là, en ce point critique de sa lutte pour sa dignité, être ramenée à ce statut de femme, de potentielle partenaire. Ne se sentir soutenue que pour ça. Elle ne paraît jamais aussi seule qu’à cet instant.
Il y a à peine quelques mois, un autre film, celui-ci romancé, mettait en scène un procès similaire. L’Affaire Nevenka d’Icíar Bollaín revenait ainsi sur l’itinéraire de la conseillère municipale Nevenka Fernández qui a accusé le maire pour qui elle travaillait de harcèlement sexuel. C’était il y a 25 ans, en Espagne, et pourtant la ressemblance entre les deux histoires est frappante. La jeunesse de la victime, la position d’autorité et de pouvoir de l’accusé par rapport à elle, l’ombre des sphères politique et médiatique… et la lente descente aux enfers alors que les soutiens se font rares et que tout est fait pour méthodiquement fragiliser la plaignante et décrédibiliser sa parole. Il n’en faut pas plus pour attester de la triste universalité du récit de Black Box Diaries.
Nevenka Fernández a obtenu la première condamnation d’un homme politique pour harcèlement sexuel en Espagne. Itō Shiori n’a pas vu son agresseur véritablement condamné, mais le retentissement de son cas fut suffisant pour faire évoluer la législation concernant le viol au Japon, bien qu’il ne s’agisse que d’un balbutiement. L’une et l’autre prouvent tout à la fois l’importance de la parole et l’impensable difficulté de l’incarner. A l’image de ces parcours, le visionnage de Black Box Diaries est dur, mais primordial. A l’image de ces parcours, aussi, il doit résulter d’un choix personnel et non d’une injonction morale perçue. On aurait tort, en effet, d’ignorer l’avertissement qui ouvre le film, car le contenu est réellement propice à faire ressurgir des traumatismes.
Sans grande surprise, Black Box Diaries n’a pas à ce jour trouvé de distribution au Japon, où il fait scandale. Il est mis en cause, en particulier, pour l’utilisation d’enregistrements clandestins et d’images de vidéosurveillance dont la diffusion n’a pas été autorisée. Sans qu’il soit besoin d’épiloguer, on y voit sans peine la continuation du processus de bâillonnement des victimes, d’étouffement des affaires, de préservation des puissants auquel la réalisatrice a dû faire face depuis le début, celui-là même que le documentaire illustre presque point par point. Le combat d’Itō Shiori se poursuit ainsi par-delà le film, à travers lui, et en cela saisir le privilège que nous avons d’y avoir accès est déjà une forme d’action, pour continuer à faire exister sa parole.
Lila Gleizes
Black Box Diaries d’Itō Shiori. Japon. 2024. En salles le 12/03/2025