FICA 2025 – Masterclass de Jia Zhang-ke

Posté le 20 février 2025 par

Président du jury international du 31e Festival International des Cinémas d’Asie de Vesoul et récompensé d’un Cyclo d’Or pour l’ensemble de son œuvre, Jia Zhang-ke a profité de sa venue pour donner une masterclass au cours de laquelle il est revenu sur les grandes étapes de sa carrière.

Pendant deux heures, Jia Zhang-ke a répondu aux questions du public et de Luisa Prudentino, sinologue et spécialiste du cinéma chinois : sa découverte du cinéma, le succès de son premier long métrage Xiao Wu, le développement d’un cinéma indépendant chinois, son nouveau film Les Feux sauvages ou son rapport à la musique de Lim Giong. Voici quelques extraits de ses propos.

Découverte du cinéma

Quand j’étais au lycée, je me considérais déjà comme cinéphile. Je regardais les films chinois qui passaient officiellement au cinéma mais aussi les films qu’on pouvait voir en VHS sur des postes de télévision, dans des salons privés. Ça m’a permis d’accéder à une toute autre filmographie et d’affiner ma perception et ma sensibilité du cinéma. À l’époque, je regardais énormément de films de Hong Kong et de Taïwan, des films d’arts martiaux, des polars, Ann Hui et d’autres. 

Si à un moment donné est née en moi une envie pressante de m’exprimer, c’est parce que  je vivais dans une petite ville de l’intérieur de la Chine. J’avais 7-8 ans et c’est la période que je raconte dans le film Platform : il y a eu d’énormes bouleversements sociaux et économiques, ça m’a donné une envie folle de m’exprimer. Le moyen le plus facile et le plus évident pour moi était la littérature, en écrivant des nouvelles et des poèmes. À l’âge de 18 ans, je suis entré à l’école des Beaux-Arts de Taiyuan. Et j’ai vu Terre Jaune de Chen Kaige. Tout à coup, je me suis dit : c’est du cinéma que je veux faire. Le film a été tourné en 1984 mais je l’ai vu en 1991. Ça parle des années 30-40 dans la province du Shanxi, ma province natale. À l’écran, on voit une région désolée et une population en lutte contre la pauvreté. Finalement, peu de changement avec ce que je vivais, moi, à l’époque. Je voyais que le cinéma pouvait montrer non seulement de la fiction et des légendes mais aussi la réalité : nos expériences personnelles, ce qu’on vit au quotidien. Il y a peu de dialogues dans Terre Jaune et j’ai compris que l’image et la mise en scène pouvaient faire passer des messages et des émotions, que c’était tout un langage, instinctif et immédiat.

Cinéma indépendant

En 1993, je suis entré à l’Académie du cinéma de Pékin. C’est une période importante pour la Chine, avec de nouvelles réformes pour développer l’économie de marché. À l’époque, 16 studios produisaient des films. Mais avec l’économie de marché, de nouveaux types de financements sont apparus, il y a eu un afflux d’argent et plein de nouvelles possibilités de financer la musique, l’art contemporain ou le cinéma. Pour la jeune génération, tout pouvait arriver. À l’Académie du cinéma, avec des amis, on s’est rapidement organisé en petite équipe de production pour financer des courts-métrages. J’ai tourné trois courts : un documentaire, Xiao Shan rentre à la maison et Du Du. On était à l’Académie mais on pouvait tourner des films de notre côté, en dehors du système. On écrivait nos scénarios, on cherchait nos propres financements. C’est aussi à ce moment que j’ai découvert le terme de « cinéma indépendant », en lisant un livre de Fassbinder où il expliquait comment gérer un budget de tournage. On entendait aussi parler de « cinéma underground ». C’était très stimulant. Ce qui a amené à Xiao Wu, artisan pickpocket en 1997. En un film, on a pu exprimer notre voix. 

Jia Zhang-ke

Jeunesse

Mes trois premiers long métrages parlent de la jeunesse : Xiao Wu, Platform et Plaisirs inconnus. À l’époque, j’avais 27-28 ans, donc il y avait comme une évidence pour dire ce que je ressentais. C’est le moment où on se confronte à la société et c’est parfois compliqué. Sachant qu’en Chine, le pouvoir et les richesses sont plutôt entre les mains des personnes plus âgées. La génération de nos parents avait comme particularité d’avoir vécu au sein du collectif, de ne connaître que le collectif. Jusque dans les années 90 où tout d’un coup, il y a eu une prise de conscience de l’individu, du point de vue individuel. Les jeunes ont compris qu’ils avaient le droit de revendiquer leur dignité. Cette prise de conscience parmi les jeunes a été un moment très important. Une révolution culturelle en soi.

Platform

Si je devais mettre en avant un de mes films, ce serait Platform. Il couvre la période de 1979 à 1990, soit l’époque où je suis progressivement devenu adulte et qui correspond aussi à une période de grandes transformations dans la société chinoise. Ce film parle de mon expérience personnelle mais aussi d’un moment important de la Chine. Je veux aussi évoquer mon dernier film, Les Feux sauvages, parce qu’il est proche de moi et de mes préoccupations actuelles : je cherche de nouvelles formes pour le cinéma, moins conventionnelles, des expériences formellement différentes.

La diffusion de mes films en Chine

The World est mon quatrième long métrage mais le premier à être distribué de manière officielle en Chine. Pour moi, ce n’était pas par volonté de « revenir » dans le circuit officiel. C’est plutôt le résultat d’une dizaine d’années de combat des cinéastes indépendants qui font que, enfin, nos films ont pu être présentés au public en Chine. À un moment donné, il y avait aussi un malentendu sur le statut de « film indépendant ». Pour certains, un film devenait indépendant à partir du moment où il n’obtenait pas de visa de censure et qu’il n’était pas montré dans les circuits officiels. C’est une vision erronée des choses. Le but d’un réalisateur est que son film soit vu par le plus grand nombre, et donc d’être diffusé dans les salles, officiellement. Et le combat des réalisateurs a fini par payer, à partir de 2004. Le bureau de censure a commencé à voir les choses différemment, en ne considérant plus uniquement un film comme un moyen de propagande mais comme un produit culturel, industriel et artistique. Plus de 70 réalisateurs ont mené ce combat et ce dialogue auprès du bureau de censure pour que nos films puissent enfin être distribués. Parce que la réalité à l’époque, c’est que deux tiers des réalisateurs n’étaient pas distribués dans le circuit officiel.

La coproduction

J’ai commencé à collaborer avec des partenaires étrangers dès mon premier film. C’était à l’époque où Hong Kong retournait dans le giron de la Chine. C’est en présentant des courts-métrages à Hong Kong que j’ai rencontré Yu Lik-wai qui allait devenir mon chef-opérateur. J’y ai obtenu un peu de financement. Surtout, j’ai rencontré des personnes qui avaient fait leurs études à l’étranger, en Europe, en France, notamment mon producteur. Ce qui primait, c’était notre complicité et notre désir commun de faire du cinéma. On parlait du cinéma de Robert Bresson. On s’est reconnu dans son cinéma et son esthétique. Aussi, je savais déjà que je voulais faire partie d’un système cinématographique mondial, pas limité à un seul pays. Et cela passe par des aides financières de l’étranger. On a eu beaucoup de chance quand Xiao Wu a été très bien accueilli à Berlin.

Ma collaboration avec Office Kitano [société de production japonaise, ndlr] a commencé pour Platform, à la suite du succès de Xiao Wu. J’ai eu de nombreuses propositions de la part de producteurs étrangers et j’ai eu la chance de pouvoir choisir avec qui je voulais travailler. Office Kitano proposait de m’aider à faire les films que j’avais envie de faire et notre collaboration a duré jusqu’aux Éternels, en 2018. Ce qui a été important pour moi, c’était d’être toujours à l’initiative et au cœur des projets. Quand j’ai tourné A Touch of Sin, la réalité sociale de la Chine était très violente, il y avait de nombreux faits-divers extrêmes et cela me perturbait. Comment traiter ce phénomène de manière pertinente ? Il n’y avait rien de mieux que de revenir à la tradition du wu xia pian et des films de King Hu pour parler de la violence. Voilà pourquoi j’ai eu recours au film de genre, ce que je n’avais encore jamais fait. Ce n’était pas une volonté de la part d’Office Kitano pour faire plaisir à un public japonais.

jia zhang-ke - les feux sauvages

La musique de Lim Giong

J’ai commencé à collaborer avec Lim Giong à partir de The World en 2004. C’était d’abord lié au sujet du film : un parc d’attractions fait de monuments du monde entier, un monde miniature dans lequel on peut passer d’un pays à l’autre. C’est aussi l’époque où Internet est de plus en plus important en Chine et où les gens commencent à s’y exprimer, dans des espaces virtuels. La musique électronique de Lim Giong correspond bien à cette atmosphère. Nous avons ensuite collaboré sur d’autres films. Il a une capacité à partir de l’abstraction et à exprimer des choses très profondes. Il sait observer la société. Il sait aussi utiliser des instruments traditionnels dans un contexte contemporain, comme s’il faisait battre un cœur nouveau dans un corps ancien, en le faisant vibrer aux sons de notre époque. Dans Les Feux sauvages, la musique est importante. Le film se déploie sur une période de 20 ans et les plans tournés dans les années 2000 montrent une Chine en effervescence, où il y avait beaucoup de place pour la danse et les chants. Aussi, j’avais besoin de lier une nouvelle histoire à des rushes tournés il y a 20 ans. La musique a été ce lien, elle montre l’évolution de la société chinoise : chaque période a ses chansons bien spécifiques.

Pourquoi le titre Les Feux sauvages ?

Le titre chinois littéral est « Génération romantique » mais en français, c’est Les Feux sauvages. J’ai eu un moment d’hésitation, mais après réflexion, je trouve que c’est un bon choix. Ces mots font référence à un poème de Bai Juyi, « Herbe sur la plaine antique », qui dit : « Herbes tendres à travers la plaine, / Chaque année se fanent et repoussent. / Les feux sauvages n’en viennent point à bout, / Au souffle du printemps, elles renaissent. » C’est un poème que tout le monde connaît en Chine. Il dit que les mauvaises herbes, même si personne ne les remarque et qu’elles sont détruites par la nature, elles finissent par repousser. Cette image me plaît, c’est une métaphore de la vie humaine. Quand les distributeurs français m’ont proposé ce titre, je me suis dit : pourquoi pas ? C’est une bonne idée. Les êtres humains arrivent toujours à se relever malgré les difficultés de la vie. En anglais, le titre Caught by the Tides fait plutôt référence au milieu marin et à l’élément liquide. C’est différent du feu mais c’est le même message.

Le pouvoir du cinéma

Je suis encore très confiant et je crois dans la force du cinéma, dans la puissance du cinéma. Mais changer la société, ce n’est pas quelque chose qu’on peut faire seul, c’est un travail de groupe. Grâce au cinéma, les spectateurs se retrouvent ensemble dans une salle, il y a un partage qui est très important. Les choses n’évolue pas grâce à un seul individu. Il faut être nombreux. Il faut que les cinéastes fassent un travail en commun et que tout le monde s’associe. Cela prend du temps, il faut être patient. Il faut continuer à créer. Ce qui est certain c’est qu’aujourd’hui, on observe et prend en compte beaucoup plus les gens ordinaires, les gens du quotidien. Depuis une vingtaine d’années, le cinéma chinois montre leurs injustices, leurs difficultés. Et le cinéma peut toucher plus de gens que la littérature, car il repose sur l’image.

Mon dernier film, Les Feux sauvages, a réuni à peu près 300 000 spectateurs en Chine. C’est peu par rapport à d’autres films mais ça reste important. Un film nous permet de nous confronter à une autre réalité, à d’autres modes de vie. Le fait de se tourner vers d’autres cultures est essentiel pour essayer de réduire le fossé qui, parfois, nous sépare les uns les autres.

Marc L’Helgoualc’h

Masterclass de Jia Zhang-ke donnée le 14 février 2025, au Festival International des Cinémas d’Asie de Vesoul.