La mouture restaurée 4k de 2046 du grand Wong Kar-wai ressort en salles ce mercredi 18 décembre 2046 via The Jokers. Replongeons-nous dans cette fable un pied dans le passé, un pied dans le futur de Hong Kong…
Hong Kong, 1966. Dans sa petite chambre d’hôtel, Chow Mo Wan, écrivain en mal d’inspiration, tente de finir un livre de science-fiction situé en 2046. À travers l’écriture, Chow se souvient des femmes qui ont traversé son existence solitaire. Passionnées, cérébrales ou romantiques, elles ont chacune laissé une trace indélébile dans sa mémoire et nourri son imaginaire. L’une d’entre elles revient constamment hanter son souvenir : Su Li Zhen, la seule qu’il ait sans doute aimée. Elle occupait une chambre voisine de la sienne – la 2046…
Chez Wong Kar-wai, l’amour n’est pas un sentiment qui se vit dans la frénésie de l’instant, mais un vestige du passé à entretenir avec mélancolie à travers le souvenir. Lorsque l’amour se confronte au présent, le désir se fige dans l’attente et les entraves sociales de In the Mood for Love (2000) ou se déchaîne dans les amours tumultueuse de Happy Together (1997). Wong Kar-wai ne laisse la romance s’épanouir que dans un spleen nostalgique et doucereux, qu’il soit rattaché à une époque (le Hong Kong 60’s de Nos Années sauvages (1990) et plusieurs autres de ces films), à un genre qu’il déconstruit (le wu xia pian de Les Cendres du temps (1994)) ou à un biopic qu’il détourne (le formidable The Grandmaster (2013)). Même quand il rend son romantisme immédiat et lumineux dans le merveilleux Chungking Express (1994), c’est dans un équilibre avec deux parties jouant de la triste introspection puis de la fougue juvénile. 2046 apparaît donc comme une sorte de synthèse idéale, la thématique entière du film reposant sur le regret et le souvenir. Cela s’applique au récit mais aussi à Wong Kar-wai lui-même qui fait du film un véritable kaléidoscope de son imaginaire avec de nombreuse réminiscences de scènes, lieux et personnages entrevus dans ses œuvres précédentes. Ainsi le titre 2046 est le numéro de chambre d’hôtel où se retrouve le couple adultère de In the Mood for Love et le personnage de Tony Leung Chiu-wai se nomme Chow Mo-wan dans les deux films. De plus, chronologiquement, l’amour perdu évoqué par le personnage dans 2046 correspond à la Maggie Cheung de In the Mood for Love (renommée, ce qui aurait pu semer le doute, sauf que Maggie Cheung fait une furtive apparition en flashback), tout comme sa présence à Phnom Penh dont il parle dans 2046 et qui constitue l’épilogue de In the Mood for Love. Pour fuir le dépit de cette romance avortée, Chow Mo-wan se réfugie donc dans des amours qu’il rattache à un lieu (la chambre 2046), à ses souvenirs mais également à son imaginaire avec le roman de science-fiction 2047 où il livre une version cryptiques de ses expériences sentimentales.
Le début du film nous perd volontairement entre ces différentes temporalités et niveaux de lecture, ses va et vient temporels et ses visions de SF assez criardes. C’est une manière pour Wong Kar-wai de disséminer les indices et interprétations possibles qui trouveront tout leur sens au fil du récit. Le côté « synthèse » de 2046 correspond aux différents visages que donne le réalisateur à la romance : la candeur, cruauté, veulerie, incompréhension et les silences de tous ses films passés semblent se retrouver ici à des degré divers. C’est notamment le cas dans le tempérament de Tony Leung, amant séducteur et indifférent avec l’ardente Bai Ling (Zhang Ziyi), éconduit mais bienveillant envers Wang Jing-wen (Faye Wong) qui en aime un autre, et qui se ment à lui-même avec Su Li-zhen (Gong Li) dans laquelle il recherche une autre. La nature des émotions reposera à chaque fois sur le tempérament de l’héroïne qui fera face à Tony Leung. Zhang Ziyi en voisine de chambre et maîtresse ponctuelle bouleverse sa vaine attente d’affection, celle-ci se devinant malgré une sophistication et un glamour qui aurait pu rappeler Maggie Cheung. Mais à la retenue et au masque de son aînée Zhang Ziyi troque un don de soi, une émotivité à fleur de peau joyeuse dans les scènes charnelles, poignante dans l’abandon impudique (quand elle inverse le marché sexuel avec Tony Leung et se heurte à son indifférence) puis pathétique dans le désespoir.
Faye Wong retrouve la maturité en plus de la grâce de son personnage de Chungking Express. Cette fois, son obsession amoureuse et quête d’ailleurs par ce fiancé japonais s’observe avec dureté, mais aussi par la distance et la retenue de l’observateur qu’est Tony Leung sous le charme (mais plus l’objet de cette affection comme dans Chungking Express). On ressent la tristesse du héros de ne pouvoir diriger cette grâce vers lui-même et Wong Kar-wai sait magnifiquement mettre en valeur l’alchimie et la complicité naturelle liant Tony Leung à Faye Wong ; les dialogues semblent inutiles pour laisser les vignettes iconiques (leurs échanges sur le toit de l’hôtel) parler. Enfin Gong Li incarne l’aventurière revenue de tout, celle qui voit avant les autres (le report que fait Tony Leung sur elle de son amour perdu) et est résignée. Wong Kar-wai les caractérise avec brio par la gestuelle (les postures séduisantes mais anxieuse de Zhang Ziyi, les moues rêveuses de Faye Wong – à croquer quand elle s’exerce au japonais -, la raideur de mannequin de Gong Li), les tenues (glamours et traditionnelles pour Zhang Ziyi, ordinaires à l’image de la simplicité de son personnage pour Faye Wong et sombre comme sa volonté de disparaître dans la nuit pour Gong Li) et comme souvent un leitmotiv musical pour chacune d’elle. Ce sera le cha-cha-cha et les mélodies de Dean Martin pour celui qu’incarne Zhang Ziyi, l’opéra pour Faye Wong et la musique de film pour Gong Li puisqu’elle est celle sur laquelle on projette une autre – au point de reprendre à l’identique des scènes et cadrage de In the Mood for Love comme quand elle attend lascive contre un mur dans l’obscurité d’une ruelle.
Les passages SF correspondant au livre de Tony Leung apportent une nature métaphorique à la douleur et fuite du personnage. Le kitsch de ces passages et le côté surligné du propos aurait pu gâcher l’ensemble mais Wong Kar-wai glisse à nouveau ces moments de beauté suspendue dont il a le secret. La romance entre le héros et un androïde (illustration de la relation non réciproque avec Faye Wong) offre un rapprochement tendre et irrésistible par la seule gestuelle quand il cherchera à lui confier un secret. Wong Kar-wai joue brillamment de ses multiples niveaux de lecture, passionnant à l’aune des différents entrelacs narratifs mais aussi de la connaissance de sa filmographie par le spectateur (les références, les interactions entre les acteurs/personnages qu’on associe et compare aux films précédents) ce qui fait de 2046 le pire film pour découvrir ce réalisateur mais un objet fascinant pour l’afficionado. La nostalgie évoquée en préambule est donc celle d’un sentiment, d’une rencontre et d’une époque (2046 correspond aussi au futur anniversaire des 50 ans de la rétrocession de Hong Kong à la Chine, Wong Kar-wai ayant eu l’idée du film en 1997) à travers ce Hong Kong passé qui s’évapore avec les émois qu’on y a vécus. Dès lors on ne s’étonne pas du poussif My Blueberry Nights (2007) qui suivit et du hiatus avant le grand retour de The Grandmaster. Wong Kar-wai avait livré là un objet fétichiste et en circuit fermé qui demande un long processus de réinvention.
Justin Kwedi.
2046 de Wong Kar-wai. Hong Kong. 2004. En salles en version restaurée le 18/12/2024.