Santosh, premier long-métrage de fiction de la documentariste indienne Sandhya Suri, marque par son approche crue des problématiques communautaristes de l’Inde, malgré des maladresses dans la construction d’une identité visuelle et narrative aboutie. Présenté cette année dans la catégorie Un Certain Regard à Cannes, le film est disponible en DVD et Blu-Ray chez Blaq Out.
Le Nord de l’Inde est en général plus pauvre, plus religieux que le Sud, avec un accès souvent précaire à l’éducation primaire et secondaire. C’est le lieu de tous les écarts, de toutes les outrances. Ses habitants, à quelques exceptions près, y sont beaucoup plus favorables au parti nationaliste du Premier ministre Narendra Modi, le BJP, qui prône la domination de la religion hindou sur l’Inde indépendante, au mépris de la tolérance et de la Constitution. La vie pour les femmes et les minorités peut y être rude.
C’est cette Inde-là que la réalisatrice indo-britannique Sandhya Suri met en scène dans son premier long-métrage après des débuts comme documentariste en Angleterre. On y suit le personnage de Santosh, qui profite d’une loi permettant aux épouses de prendre le poste de leur mari décédé pour devenir policière. Le film s’ouvre sur la respiration saccadée de la jeune femme qui dévale les escaliers de son immeuble et court désespérément dans la rue, désorientée, semblant incapable de complètement comprendre la fatale nouvelle qui vient de s’abattre sur elle. Jeune veuve sans enfant dès les premières minutes du récit, elle est vite considérée comme un poids pour sa belle-famille, qui la considère ingrate, malpolie et sans valeur. Les yeux cachés par un voile opaque, elle écoute, détachée d’elle-même, ses parents et ses beaux-parents décider de son sort. Santosh n’est pourtant pas une grande rebelle. Elle porte juste des bijoux et des vêtements de couleurs après la mort de son mari, là où la tradition, très dure pour les veuves en Inde, impose aux femmes de ne porter que du blanc et de se dépouiller de tout ornement.
Lorsqu’elle se rend à la station de police de son époux pour récupérer les affaires encore ensanglantées de celui-ci, mort en service, le commissaire présent prend pitié de sa situation et lui parle d’un programme de formation pour rejoindre les forces de l’ordre en tant que veuve. Santosh saisit l’occasion et prend son indépendance. Épaulée d’une mentor aux intentions personnelles et professionnelles ambiguës (la très bonne Sunita Rajwar), la jeune femme va alors enquêter sur le meurtre et le viol d’une adolescente de la caste des dalits, plus connus sous la désignation d’Intouchables en France.
L’actrice Shahana Goswami, connue pour sa remarquable versatilité, de Rock On ! (Debbie Mascarenhas, 2008) à la série de la BBC A Suitable Boy (Mira Nair, 2019), porte l’entièreté du récit sur ses épaules. Son incarnation de Santosh, tout en retenue et subtiles expressions face aux dilemmes et à la violence qu’endure le personnage, est saisissante. On ne peut donc que regretter le choix de la réalisatrice Sandhya Suri de ne pas plus creuser et explorer la complexité de cette protagoniste, restant presque toujours à relative distance du bouillonnement intérieur d’émotions qui tiraillent Santosh. Le parti pris esthétique, c’est fâcheux, est hésitant et donne parfois au long-métrage un aspect inabouti. Cela étant dit, certaines scènes sont parfaitement exécutées et permettent malgré tout d’accéder brièvement à l’intériorité de la jeune femme. Dans un parallèle glacial, on retrouve le son amplifié de sa respiration saccadée et angoissée, qui marquait le début du film, lorsqu’elle cède à la cruauté des interrogatoires de police et tabasse à mort un innocent. Santosh ne veut plus être la jeune veuve éperdue et victime d’un monde d’hommes qui ne la pense pas à la hauteur. Mais en pensant prendre le contrôle, elle perd l’innocence et la droiture qui la caractérisait alors jusque-là, marquant un point de non-retour dans sa vie et dans sa carrière.
On peut également saluer le traitement des discriminations envers la caste des dalits, un thème social majeur en Inde, même si les dialogues et la mise en scène pèchent parfois par didactisme – la réalisatrice et les producteurs sont britanniques, et cela se sent. Le film n’est pas uniquement destiné à une audience indienne, mais bien à un public occidental. Cela peut irriter.
L’affaire que suit Santosh est malheureusement inspirée de faits réels. Seules l’ultra-médiatisation et l’indignation populaire permettent, encore aujourd’hui, aux familles d’obtenir un semblant de justice pour les leurs. Malgré l’abolition du système de caste après l’indépendance de l’Inde, et la discrimination positive mise en place dans des écoles et des entreprises, les dalits sont toujours considérés à part dans la société. Perçus comme impurs, il n’est pas bien vu de les fréquenter, de les toucher voire de manger ce qu’ils ont préparé. Ainsi, quand Santosh cherche désespérément à déposer le corps nu de la jeune victime dans une morgue, elle se retrouve seule à la porter à bouts de bras et à la serrer contre elle dans une camionnette de fortune. Ne sachant pas si les parents pourront récupérer leur enfant ou s’ils seront de nouveau méprisés par les autorités, elle arrache son collier pour que toute trace de l’adolescente ne soit pas perdue à jamais. Face aux sévices que peuvent infliger des personnes considérées comme supérieures en termes de caste, l’impunité et l’impuissance règnent en effet. Quand Santosh découvre la vérité, et comprend qu’on l’a utilisée pour faire d’un musulman, une autre minorité actuellement persécutée, le coupable idéal, son monde s’effondre de nouveau. Elle n’est toutefois plus la jeune veuve éplorée du début du film.
Récit politico-social d’apprentissage plutôt réussi malgré des faiblesses qu’on attribuera à une première réalisation, Santosh tient une place de choix aux côtés des autres films indiens des sélections cannoises et au sein d’une nouvelle génération de réalisatrices déterminées et audacieuses.
BONUS
The Field (2018), court-métrage de 19min : pour son tout premier pas dans la fiction, Sandhya Suri opte pour un sujet osé. Dans la campagne indienne, Laila (Mia Maelzer), déjà mère de deux enfants, croise le chemin d’un travailleur saisonnier au milieu des champs de maïs. Échappant l’espace de quelques nuits à son quotidien morne de paysanne, la jeune femme se laisse aller à la passion et au désir. Récompensé par le prix du meilleur court-métrage au Toronto International Film Festival, The Field est une jolie réussite qui marque déjà le goût prononcé de la réalisatrice pour la transgression et un female gaze appuyé.
Audrey Dugast
Santosh de Sandhya Suri. Inde. 2024. Disponible en DVD et Blu-Ray chez Blaq Out le 03/12/2024.