Stephen Sarrazin présente dans DC Mini, nom emprunté à Kon Satoshi, une chronique pour aborder « ce dont le Japon rêve encore, et peut-être plus encore ce dont il ne rêve plus ». Il nous livre aujourd’hui ses impressions sur les éditions 2024 du TIFF (Tokyo International Film Festival) qui s’est tenu du 28 octobre au 6 novembre et de Tokyo FilmeX (23 novembre – 1er décembre).
Plus que jamais, les deux principaux festivals de cinéma au Japon (qui compte d’autres festivals importants, dont celui du film documentaire à Yamagata, et le festival international d’Osaka) portent la signature de Ichiyama Shozo. Autrefois le principal programmateur du TIFF, il devint le directeur-fondateur de Tokyo FilmeX, puis revint au TIFF pour un rôle qui débordait celui de la sélection de films. Il devait redonner à ce festival une crédibilité « cinéphilique », s’exprimant par la composition du jury, d’une participation irrégulière de Kore-eda Hirokazu, et d’une série de rencontres et masterclasses, co-existant avec les rendez-vous habituels de TIFFCOMM, le marché du festival, et divers « séminaires » allant, cette année, de la réussite et diffusion croissante de feuilletons boyslove thaïlandais à la participation de financements italiens dans le cadre de co-productions en Asie.
Tony Leung, président d’un jury comprenant Enyedi Ildiko, Hashimoto Ai, Chiara Mastroianni, et le grand Johnnie To attribuèrent le Grand Prix de Tokyo à Teki Cometh de Daihachi Yoshida, qui remportait également celui de meilleur réalisateur. Le film est un suspense qui continue d’interroger ce qui peut hanter aujourd’hui l’image d’un Japon traditionnel ; un professeur à la retraite vit dans la maison ancienne de son grand-père, invitant et cuisinant pour ses anciens étudiant.e.s. Dans l’attente d’une éventuelle mort paisible, il reçoit un message sur son ordinateur lui disant que l’ennemi est en route. Nagatsuka Kyozo reçut le prix du meilleur interprète masculin pour ce rôle. Anamaria Vortolomei, une fois de plus exceptionnelle, recevait celui de meilleure actrice pour Traffic de Teodora Ana Mihai, récit d’un couple roumain impliqué dans une tentative de vol d’art.
Le prix Akira Kurosawa (figure de mentor pour Johnnie To) fut attribué à Sho Miyake, et à la réalisatrice taïwanaise Fu Tien-yu, tandis que celui de l’Asian Future allait au film turc Apollon by Day Athena by Night de la réalisatrice Emine Yeldirim.
TIFF créait cette année quelque chose de quasi-chaleureux. On y croise les mêmes, venus du festival Udine ou de Nippon Connection, en quête de titres pour leurs prochaines éditions et de moments Instagram. Celle récente de Kinotayo montre le travail à accomplir pour penser ce qu’est le cinéma japonais aujourd’hui, entre productions contemporaines décevantes et une déferlante de coffrets DVD actuellement tournée vers un passé du cinéma de genre (dans DC Mini, j’aborderai en 2025 cette question du déclin dans une série d’impressions sur l’état du cinéma japonais depuis 2004, ayant pour titre « mais que s’est-il passé« .).
L’annonce la plus étonnante de Ichiyama Shozo fut celle d’une conversation entre Yamada Yoji et Bela Tarr, que le festival récompensait pour l’ensemble de son œuvre. Le grand cinéaste ne put se déplacer pour des raisons de santé, mais Yamada était présent, aux côtés de Ichiyama et de la réalisatrice de documentaires Oda Kaori, une ancienne étudiante de Bela Tarr, qui tourna les coulisses de l’atelier de cinéma mené par le réalisateur hongrois à Fukushima en février 2024.
Yamada révéla l’explication pour cet échange prévu, racontant qu’avant chaque tournage d’un nouveau film, il en choisit un, du Japon ou d’ailleurs, afin de donner le ton à son équipe et ses acteurs et actrices. Le Cheval de Turin en fit les frais. Ses autres remarques, lorsqu’il était guidé par Ichiyama, soulignaient combien sa méthode de travail différait de celle de Tarr, et Oda Kaori, avec modestie et intelligence, compléta ce portrait du réalisateur récompensé, à travers des souvenirs d’étudiante, et ceux de Fukushima. Bela Tarr jouit d’une véritable reconnaissance de son travail au Japon, et d’un respect pour l’œuvre.
Cela fut le fruit de ce que le festival Tokyo FilmeX pouvait accomplir autrefois.
Bien qu’il n’en soit plus le directeur, Ichiyama Shozo errait d’une séance à l’autre de la vingt-cinquième édition de ce festival, dont le premier Grand Prix en 2000 fut attribué à Suzhou River de Lou Ye, qui remportait cette année le prix du Public pour son Chroniques chinoises. Rappelons aussi que ce festival, qui avec Office Kitano soutint d’emblée Jia Zhang-ke, reste fidèle aux cinéastes, à l’image de Pema Tseden, disparu en 2023, qui fut récompensé à trois reprises au cours de l’histoire de FilmeX.
Événement qui s’est longtemps tenu au Asahi Hall du quartier Yurakucho, il s’est déplacé dans une des plus vieilles salles Toei, pas très loin, à Marunouchi ; les deux ont un passé offrant une légitimité à la sélection. Dans la mesure où elle mériterait d’être retenue… Le Grand Prix allait au film April de Dea Kulumbegashvili, une co-production France-Italie-Georgie, et celui du Jury, composé de Lou Ye, Catherine Dussent, et La Frances Hui, à Santosh de Sandy Suri, deux récits portant sur des pratiques d’injustice que subissent les personnages féminins, dans des milieux ruraux, ou celui des forces de l’ordre. Parmi les autres films en compétition se trouvaient Viêt & Nam de Truing Minh Quy, et Stranger Eyes de Yeo Siew Hua.
Les autres sélections rassemblaient les films vus ailleurs, tels les titres récents de Jia Zhang-ke (Caught by Tides), Hong Sang-soo (Suyuchun by the Stream), Tsai Ming-liang (Where & Abiding Nowhere), et Rithy Panh (Rendez-vous avec Pol Pot). On peinait cependant à y trouver une réalisation japonaise contemporaine, et retenons que ce festival n’a récompensé que deux films japonais en vingt-cinq ans. Ceux des réalisateurs de la relève, qui ne sont pas Hamaguchi Ryusuke, dont The Gift, avec la présence de Ishibashi Eiko, ouvrait le festival, à l’image Miyake Sho, sont désormais retenus pour TIFF. En cela, Tokyo FilmeX s’obstine autant soit peu à repérer de nouveaux espoirs du cinéma japonais. Mais cette édition, avec plus d’un film projeté dans une salle à moitié vide, continue d’incarner sinon le déclin, du moins la longue mutation de ce qu’est la cinéphilie à Tokyo.
Stephen Sarrazin.