Lors de cette édition du festival Kinotayo, une des productions les plus singulières à nous être présentée est Septembre 1923, présenté au Japon en septembre 2023, pour le centenaire du grand tremblement de terre du Kanto. Le réalisateur Mori Tatsuya, venu du documentaire, présente ici son premier long-métrage de fiction, glaçant miroir tendu à son pays, et au monde.
Autant le dire tout de suite, ce n’est pas un film simple. Pour qui connaît l’histoire du Japon, le titre évoque automatiquement la catastrophe naturelle qui a traumatisé le pays, mais aussi la paranoïa et les crimes qui ont été commis dans les jours qui ont suivi, dans la quête désespérée d’un bouc émissaire. Comme le rappelait Voices of the Silenced le mois dernier, il s’agit de l’un des épisodes les plus marquants des violences contre les communautés zainichi (les Coréens du Japon). Le fait divers dont le réalisateur a choisi de s’inspirer va encore plus loin dans l’absurdité ; dans un village, une dizaine de Japonais ont été lynchés par les villageois qui les soupçonnaient d’être secrètement coréens, alors qu’il s’agissait sans doute de burakumin (la caste des intouchables au Japon, dont les membres cachaient nécessairement leur identité pour pouvoir malgré tout vivre d’activités marchandes). C’est l’origine du titre japonais du film, l’incident du village de Fukuda. Le réalisateur ne s’en cache pas, son film est militant : il réclame un devoir de mémoire, et son travail possède une véritable portée didactique. En conséquence, la production a été difficile à monter, et a nécessité de passer par le financement participatif, ainsi que de surpasser les hésitions des agences à autoriser leur acteurs à s’engager dans une voie si polémique. Fort heureusement, malgré son budget limité, le métrage a su trouver des acteurs à la hauteur de ses ambitions.
La première scène est un peu inquiétante : alors qu’il s’agit d’un simple dialogue dans un train du début du XXe siècle, pour des raisons clairement budgétaires, les positions des personnages sont un peu artificielles, les détourages sont parfois très visibles et la musique souligne un peu trop le propos, alors que la prise de son des dialogues est inégale. Les dieux de la technique en soient loués, ces problèmes ne sont absolument pas représentatifs du reste du film. Si l’éclairage traduit parfois la production compliquée de l’œuvre, une fois libérée de la contrainte de l’effet spécial, la mise en scène peut prendre sa véritable ampleur. On remarque assez vite qu’il s’agit d’un film qui traite avant tout du collectif, et non du cas particulier, avec des jeux de cadrages qui englobent généralement de nombreux personnages en une seule fois, et une vraie attention aux micro-interactions au sein des groupes.
Le film s’ouvre sur un triple retour : un couple revient de Corée, lui, l’intellectuel en qui quelque chose s’est cassé, elle, jeune fille dont la famille a vécu en spoliant les biens des populations locales, mais que les habitants du village soupçonnent paradoxalement d’être elle-même coréenne, et l’urne d’un soldat mort revenant à sa famille. Nous ne sommes pas encore en septembre, comme le film va jouer à nous le rappeler pour toujours laisser planer l’inévitable échéance tragique. Le réalisateur développe, à la manière d’un Mizoguchi sous influence de Maupassant, les différentes strates de cette société, de l’association des vétérans qui, pour donner un sens aux crimes qu’ils ont commis pour l’Empire, refusent de sortir de la mentalité du soldat, allant jusqu’à sans cesse porter un uniforme qui n’est plus celui de leur fonction, aux marchands burakumin qui s’interrogent sur leurs origines, ainsi que celles du peuple japonais tout entier (l’un d’eux mentionne même l’hypothèse que la famille impériale ait des ascendances en Corée), en passant par les couples miroirs du batelier dégoûté par l’idéologie martiale et de la veuve de guerre et du professeur qui ne croit plus en rien et de sa femme ivre de désir de vie. Avant même que le drame historique ne rattrape les personnages, les drames humains s’entremêlent, entre respect des conventions, blessures sentimentales, questions de filiation d’un père qui se sent insuffisant (car, comme dans La Marche de Radetzky de Joseph Roth, il est rongé par la faute de ne pas être conforme à une légende familiale martiale, quand bien même celle-ci est complètement fausse) et questionnement des ségrégations (pourquoi se mépriser entre minorités rejetées plutôt que se soutenir ?). Le personnage du maire, amoureux de la démocratie, persuadé que l’éducation pourra sauver le peuple, alors que son propre village est hanté par les fantômes des uniformes des vétérans qui refusent l’idée de paix, ajoute une ironie très maupassanienne à la situation.
Tout le film joue sur la présentation de la fabrique du monstre, de la façon dont des personnes banales, malheureuses, vont se laisser happer vers le caractère rassurant de la pensée de meute, pensant naïvement que si l’homme est un loup pour l’homme, la morsure préventive est la solution à privilégier. Les conséquences du silence sont aussi un sujet majeur du film, à quel point devient on soi-même complice lorsqu’on n’a pas parlé quand on l’aurait dû, et cela aurait-il changé quelque chose, in fine ? Que ce soit dans les relations sentimentales, dans les prises de positionnements politiques, ou face à la folie humaine, le fait de se taire revient plusieurs fois dans le film à infliger des violentes blessures symboliques. Le personnage qui porte le poids de ce discours est « garçonne », la journaliste aux cheveux courts qui essaie désespéramment de pousser son journal à dire la vérité au lieu de colporter les rumeurs qui arrangent les autorités militaires, qui étouffe de voir des gens ordinaires devenir des monstres racistes, d’autant plus brutaux qu’effrayés par la simple présence d’une femme seule et désarmée, mais peut-être « autre ». Une fois la tragédie consommée, on la retrouve face au maire en pleurs, la suppliant de ne pas parler, parce que pour ceux qui restent, il va falloir maintenant continuer à vivre au milieu des monstres redevenus voisins. La catastrophe nationale est assez peu montrée, ne serait-ce que pour des raisons de décors difficiles à rendre crédibles, on ne voit que peu de ruines, principalement dans la sous-intrigue liée à l’élimination de la gauche politique, en profitant du chaos et des rumeurs (sous-intrigue où la dimension didactique est peut-être un peu mécanique, comme certaines scènes à la rédaction du journal, pour appuyer le message). C’est déjà presque trop, tant le portrait de la petite ville qui est affectée par des échos lointains qu’elle reçoit (ou plus tragiquement encore qu’elle ne reçoit pas) des lieux du séisme, est réussi ; le détour par la grande ville permet malgré tout d’offrir une vraie scène d’épouvante fantastique où les « honnêtes gens » sont transformés en monstres de conte, demandant dans la nuit de prononcer un virelangue pour piéger les accents sous peine de mort, en oubliant que l’archipel n’a de toute façon pas un accent uniforme. D’une certaine façon, dans son regard sur une société rongée de l’intérieur, le film peut évoquer le dernier Tsukamoto, L’Ombre du feu, avec la peinture d’un monde post-apocalyptique et pourtant ayant bel et bien existé, comme un antidote au patriotisme guerrier triomphant de Godzilla Minus One l’an dernier ; le vétéran traumatisé n’est pas un héros mal dirigé mais une bombe mal désamorcée, qui reste au milieu des habitations.
Il n’est sans doute pas anodin que la dernière question du couple dont l’arrivée avait ouvert le film soit presque « Et maintenant, on va où ? » comme le film de Nadine Labaki. Septembre 1923 pose la question de la possibilité de continuer à faire société quand nos propres voisins sont devenus nos bourreaux. Le réalisateur, présent lors de la séance, a insisté sur le fait qu’il souhaitait accomplir un devoir de mémoire, et non nécessairement provoquer une repentance. Pour lui, les vétérans rendus fous par la peur et leur reste de gloriole militaire sont aussi des victimes, qui vont devoir apprendre à vivre avec ce qu’ils ont fait, sincères mais manipulés par des intérêts qui les dépassent, comme l’est la jeune mère qui commet la première l’irréparable, dont le soulagement ne peut plus être ensuite qu’abominablement tragique. La dimension de tract politique est toujours présente, la dernière parole du chef des burakumin est clairement la morale de l’histoire, la remise en cause de tous les prétextes que l’on se donne pour se pardonner soi-même de ses crimes, dernier cri de révolte avant l’innommable et l’explosion du groupe. Alors que la plupart des plans du film englobaient des communautés, une fois le drame commencé, la mise en scène joue à isoler les personnages, jusqu’au moment des conséquences, où le groupe ne semble plus qu’un amas d’îlots, impossibles à réconcilier. Pour un long-métrage de fiction, produit dans des conditions compliquées, sur un sujet très complexe, Mori Tatsuya s’en tire extraordinairement bien, avec l’une des œuvres japonaises les plus singulières et marquantes de cette année.
Florent Dichy.
Septembre 1923 de Mori Tatsuya. Japon. 2023. Projeté au Festival Kinotayo 2024.