Quel meilleur sujet esthétique pour un documentaire environnemental que le papillon ? Pas n’importe quel papillon d’ailleurs : le papillon de nuit. En suivant une scientifique qui observe la population des sphinx dans les forêts de l’Himalaya, le couple de réalisateurs formé par Anirban Dutta et Anupama Srinivasan nous immerge dans une expérience sensorielle sublime. Leur documentaire Nocturnes était projeté cette année en compétition au Festival des 3 Continents de Nantes.
Tout est né d’un constat pour Anirban Dutta et Anuparma Srinivasan : leur vie de citadins, dans la capitale sur-polluée de l’Inde qu’est New Delhi, a brisé leurs liens avec le vivant. Air irrespirable, rythme effréné, enfermement agrémenté d’air conditionné… Leur enfance passée dans des îles presque sauvages à quelques kilomètres du sous-continent est bien loin. Pour Anirban Dutta, qui avait l’habitude d’y passer ses après-midis à observer des insectes, il est urgent de retrouver une temporalité patiente et douce. Nous voilà donc dans une forêt humide de l’Himalaya, aux côtés de la scientifique Mansi Mungee pour traquer des papillons de nuit. Dans une nature en réalité loin d’être silencieuse mais grouillante d’activité, la jeune femme installe chaque soir de grandes toiles bleutées quadrillées et entourées de fortes lumières pour attirer de multiples spécimens. Elle ne dispose que d’une fenêtre de temps spécifique pour effectuer ses recherches, avant que la Lune ne brille de nouveau trop fortement dans le ciel et ne capte toute l’attention des papillons. Toute la nuit, elle s’attelle donc à sa tâche, avec l’aide d’un jeune assistant local un peu dubitatif. Appareils photos à la main, ils capturent méthodiquement une famille bien particulière de papillons : les sphinx nocturnes. L’objectif est de revenir en laboratoire avec plus de 400 clichés, pris à différentes altitudes pour comparer taille, nombre et évolution de l’espèce.
Nocturnes n’est toutefois pas qu’un documentaire scientifique, mais une véritable réflexion contemplative sur un monde qui nous échappe encore grandement. Son, couleurs, vibrations… Notre regard et notre ouïe sont pleinement mobilisés, sans être jamais surmenés. La forêt est vivante et nous engloutit doucement dans ses méandres denses de faune et de flore. L’humanité n’est jamais loin, avec ses routes et son babil, et on regarde de loin ces scientifiques travailler comme eux regardent avec attention les insectes qui se réunissent chaque soir sur le grand panneau bleuté. La scène est remarquablement cinématographique. Avec leurs grandes ailes qui vibrent pour se réchauffer, les sphinx produisent un son vibrant qui, par leur nombre, casse le calme apparent de la montagne. Les couleurs de leurs ailes et de leur corps varient selon leur catégorie : plutôt brun et ocre pour les plus classiques, noir et jaune avec une apparente tête de mort sur le thorax pour les plus grands. Au milieu de ces individus, de nombreux autres papillons se glissent sur la toile pour profiter de la lumière : du vert, du blanc, du rouge… Ce sont toutes les nuances chromatiques qui sont représentées en échantillon sur la petite surface d’étude.
De cette diversité, que restera-t-il néanmoins dans quelques années ? Présents depuis des millénaires, bien avant que le genre humain ne fasse son apparition, les papillons restent une des familles d’insectes les plus mystérieuses aux yeux des scientifiques. Les comprendre est peut-être une clé essentielle pour appréhender l’évolution du monde. Comme le rappelle Mansi Mungee, tous les êtres sont liés : que se passera-t-il le jour où les papillons arriveront au bout de leurs capacités d’adaptation ? Qu’adviendra-t-il de la survie de la biodiversité ?
En proposant un documentaire construit comme une expérience méditative et immersive unique, Anirban Dutta et Anuparma Srinivasan contournent l’écueil d’une narration trop frontalement didactique. Nocturnes est une sorte de musée d’histoire naturelle numérique, devant lequel on peut s’installer et s’abandonner, et parfois même fermer les yeux pour mieux en saisir la force et le propos. C’est un temps retrouvé, que l’on doit à tout prix protéger.
Audrey Dugast
Nocturnes de Anirban Dutta et Anuparma Srinivasan. Inde. 2024. Projeté au Festival des 3 Continents 2024.