Après une belle rétrospective salles en début d’année, Carlotta Films nous fait replonger dans l’âge d’or du cinéma hongkongais, avec la sortie d’un coffret consacré à Stanley Kwan agrémenté de quatre films restaurés et de nombreux bonus. Revenons sur Center Stage, fascinant objet entre biopic et documentaire, capturant le destin d’une star du cinéma chinois classique et offrant un de ses rôles majeurs à Maggie Cheung.
Stanley Kwan met en scène entre documentaires, interviews et images d’archives ce qu’était la vie de Ruan Lingyu, grande actrice du cinéma muet du Shanghai des années 1930, que l’on aimait comparer à Greta Garbo.
Par sa capacité à écrire des personnages féminins marquants, Stanley Kwan eut droit au qualificatif flatteur de « George Cukor asiatique ». Avec Center Stage, il réalise sans doute son plus beau portrait féminin, tout en nous proposant un vertigineux voyage dans l’histoire du cinéma chinois, des affres de la création et du rapport réel/fiction. Center Stage, c’est tout d’abord une immense déclaration d’amour à Ruan Lingyu, actrice légendaire de l’âge d’or du cinéma chinois des années 30 et disparue dans des conditions tragiques. Plutôt que de jouer la carte du simple biopic, Stanley Kwan a recours à une solution bien plus complexe pour son hommage. Center Stage est donc autant un portrait de femme qu’une mise en abyme sur le cinéma dans lesquels le réalisateur multiplie les niveaux narratifs pour aboutir à une forme hybride entre fiction et documentaire. Le récit alterne ainsi biopic où Ruan Lingyu est incarnée par Maggie Cheung avec une sorte de making-of inséré à même le film. On assiste ainsi à la préparation de Maggie Cheung pour le rôle, ses réflexions (ainsi que celles de Stanley Kwan) sur Ruan Lingyu liées aux événements se déroulant dans la « fiction » qu’elle compare à sa propre carrière, notamment le rapport toujours difficile à la presse.
Le procédé fait ainsi office de vrai livre d’Histoire avec ces va-et-vient entre passé (figé dans une photographie aux couleurs somptueuses et diaphanes de Chiu Tai An-Ping) et présent (dans un noir et blanc plus sobre mais stylisé) où des compléments d’informations sont constamment apportés sur les événements de la vie de Ruan Lingyu que nous venons de voir se dérouler. Le procédé le plus fascinant est cependant la reconstitution des scènes cultes de la filmographie de Ruan Ligyu. Stanley Kwan alterne la reconstitution de séquences entières avec les vraies images existantes des interprétations les plus fameuses de la star disparue. On aboutit ainsi à un résultat des plus troublants en voyant la préparation de la scène par Maggie Cheung et sa reconstitution qui peut être alors suivie de la séquence originale issue de la copie muette du film. Stanley Kwan nous offre ainsi un surprenant voyage dans l’histoire du cinéma, où réel et fiction se confondent et se complètent avec une émotion étonnante.
D’autres fantômes surgissent lors de la vision de Center Stage, ceux de La Comtesse aux pieds nus de Joseph L. Mankiewicz mais aussi du roman Blonde (certes écrit après le film) de Joyce Carole Oates. Le film de Mankiewicz montrait le destin terrible d’une star jouée par Ava Gardner, trop pure et fragile pour la dureté du monde du cinéma et qui finissait par y succomber. Quant au livre de Joyce Carole Oates, il proposait une biographie romancée de Marilyn Monroe où l’autrice usait d’un mimétisme puissant pour montrer le talent brut de la star et la façon dont sa vie personnelle délabrée lui permettait de s’approprier ses rôles les plus célèbres. Center Stage fonctionne sur ses deux niveaux pour figer l’image de l’actrice qu’était Ruan Lingyu. Maggie Cheung, tout en grâce, sensualité et fragilité, préfigure (et l’ensemble du film est teinté d’une même nostalgie) ce qu’elle fera dans In the Mood for Love de Wong Kar-wai. Elle évoque autant l’icône figée et lointaine que l’actrice en quête de défi qu’était Ruan Lingyu. Celle-ci s’était spécialisée dans les grands rôles romantiques et mélodramatiques, auxquels elle ajoutait son aura charnelle.
Avec l’invasion de la Mandchourie par le Japon, ce type de sujets s’avère dépassé et il s’agit alors de montrer une Chine authentique et fière faisant front face à l’ennemi. Stanley Kwan nous donne donc à voir des moments (authentiques ou inventés) où Maggie Cheung cherche à convaincre réalisateurs et producteurs de sa capacité à jouer une simple ouvrière, ce qui aboutira à un de ses plus fameux rôles dans Trois Femmes modernes (1932). Stanley Kwan donne donc idéalement à voir l’histoire du cinéma chinois, voire du pays dans son ensemble, à travers le parcours de son héroïne. C’est aussi de manière plus générale un manifeste sur le statut d’artiste refusant d’être enfermée dans un carcan. Maggie Cheung, qui fut longtemps un faire-valoir féminin dans les films de Jackie Chan avant de montrer sa vraie valeur, dut forcément être touchée par ce parallèle. Center Stage donne également à voir l’organisation très familiale des studios chinois d’alors, ici au sein de la Linhua Films. Véritable cocon où les acteurs étaient protégés et encouragés, cette vision trouve ses travers lorsque des éléments extérieurs cherchent à en briser l’équilibre.
Pour Ruan Lingyu, ce sera un ancien amant vénal mais aussi la presse à scandale souhaitant lui faire payer son rôle dans Femmes nouvelles (1934) dénonçant les dérapages des médias. Une pression qu’elle ne pourra supporter et qui la poussera au suicide. Stanley Kwan offre un crescendo puissant dans sa structure éclatée où plus le film avance, plus les époques et les ressentis se confondent. Chacune des couches du récit semble plus fortement s’imprégner des autres pour nous perdre. C’est dans un premier temps pour poursuivre ce portrait en Ruan Lingyu. Ainsi une séquence de tournage la montre refaire avec un perfectionnisme maladif une prise où elle pleure la mort de son père sous une pluie battante. Maggie Cheung n’a aucun mal à faire ressentir la détermination de son modèle (Ruan Lingyu ayant perdu le sien dans des circonstances similaires) et Kwan enchaîne avec la vraie scène du film en question pour faire partager plus profondément encore l’émotion qui animait Ruan Lingyu durant cette séquence.
Le procédé prend une autre tournure lorsque Maggie Cheung doit reprendre la scène de mort dramatique de Femmes nouvelles. Poussée dans ses derniers retranchements par son réalisateur, Ruan Lingyu (Maggie Cheung) s’abandonne comme jamais et fond en larmes en se cachant sous une couverture une fois la scène tournée. Et là, étonnamment, le film retrouve son noir et blanc du « réel » comme pour laisser croire que c’est Maggie Cheung elle-même qui a ainsi cédé à ses émotions. La caméra prend de la distance et nous montre en plongée équipes et matériels de tournage figés devant le lit où l’actrice sanglote douloureusement. Oui, mais finalement quelle actrice ? Maggie Cheung ou Ruan Lingyu ? L’événement étant évoqué plus tard dans la partie romancée du film, le ressenti prime désormais sur la cohérence. Le réalisateur ose la même prise de distance dans ce qui est pourtant l’instant le plus dramatique du film : le suicide de Ruan Lingyu. Étirant au maximum l’instant précédent (la dernière fête de Ruan Lingyu avec ses amis) et le long suicide aux barbituriques de la star, Kwan élève à des hauteurs insoupçonnées la tragédie de l’instant par les ultimes confessions de Ruan Lingyu à ses proches. Un montage parallèle sur les funérailles de l’actrice et les ultimes adieux de ses amis accentuent encore le drame. Stanley Kwan escamote pourtant une nouvelle fois ce moment poignant et brise ses propres règles par la même occasion, alternant ces scènes avec leur tournage cette fois en couleur, contrairement au reste du film. Le mélodrame le plus prononcé se confond ainsi avec l’intimité décontractée d’un plateau de cinéma ordinaire.
Si la mort de Ruan Lingyu fige une époque et un moment précis dans la vie de plusieurs personnes et de l’histoire du cinéma chinois, ce n’est finalement pas la fin de tout. Voilà ce que semble nous dire Stanley Kwan dans cette conclusion, la mort n’est finalement qu’un passeport vers l’éternité du cinéma et Ruan Lingyu y tient désormais une place choix.
BONUS
Entretien (11 min) avec Stanley Kwan, qui explique la naissance du projet Center Stage par le visionnage d’une rétrospective consacrée à Ruan Lingyu. Fasciné, il lui trouve une certaine ressemblance physique avec Anita Mui avec laquelle il souhaite retravailler après Rouge. Il y a une envie de faire dialoguer la star d’hier avec celle d’aujourd’hui, ce qui justifiera le parti-pris semi-documentaire du film. Il narre son travail de recherche auprès des réalisateurs et techniciens encore vivants de l’âge d’or du cinéma de Shanghai des années 30, et la volonté de montrer ce contexte glorieux. Il explique ensuite le choix de Maggie Cheung dont l’évolution l’a impressionné sur Full Moon in New-York (1989) dans lequel il l’a dirigé. Il revient sur le long processus d’écriture du scénario, notamment de l’apport fondamental du scénariste Tai An-Ping Chiu, qui le poussa dans le choix d’un portrait non conventionnel de Ruan Lingyu et de cette narration documentaire.
Maggie Cheung par… Maggie (27 min), une interview rétrospective avec Maggie Cheung revenant sur sa carrière, réalisée par Yves Montmayeur. Entrecoupé de quelques images rares ou connues, l’entretien est l’occasion d’avoir les impressions directes de la star sur son parcours. Peu disserte sur les films avec Jackie Chan, elle est plus expansive concernant Wong Kar-wai et notamment As Tears Go By dont la fraîcheur et les innovations du tournage lui ont évoqué un film d’étudiant. Elle présente Center Stage et le rôle de Ruan Lingyu comme la « chance d’une vie », la satisfaction d’une véritable création commune avec Stanley Kwan. Elle dépeint son interprétation comme une expérience mystique durant laquelle elle avait le sentiment de dialoguer avec Ruan Lingyu. Elle divise son interprétation en trois niveaux, celle de Ruan Lingyu dans les films muets travaillant l’expressivité, celle de la star masquant ses fêlures durant sa vie publique, et les instants où elle joue son propre rôle de Maggie Cheung durant la partie documentaire. L’ensemble constitue une sorte de réflexion sur l’industrie et le star-system d’hier et d’aujourd’hui. Elle dépeint sa carrière comme celle d’une aventurière expérimentant de nouvelles voies, revisitant parfois des rôles de manières différentes comme lorsqu’elle refait un film d’action avec Heroic Trio avec une place centrale contrairement à Police Story. Elle révèle (à la surprise de l’intervieweur) sa déception sur Green Snake où selon elle, Tsui Hark n’a pas pleinement endossé la profondeur et les questionnements du roman de Lilian Lee. Maggie Cheung décrit les dix ans de son ascension comme une période frénétique durant laquelle elle n’a pas pu être elle-même, ne vivant que pour le cinéma sans prendre de pause ou voir sa famille. C’est à l’approche de la trentaine qu’elle estime avoir trouvé un équilibre, passant notamment par le risque d’un tournage en Europe avec Irma Vep d’Olivier Assayas. Un entretien passionnant et d’autant plus précieux aujourd’hui avec le retrait définitif (?) des plateaux de Maggie Cheung.
Un entretien (13 min) avec le critique Paul Fonoroff, qui développe plus spécifiquement sur la biographie de Ruan Lingyu, la progression de sa carrière, les studios pour lesquels elle travailla, ses films et rôles les plus marquants durant l’âge d’or du cinéma muet chinois. Il évoque les nuances de son jeu et son aura de star tragique même si elle tourna aussi des comédies. Le critique approfondit aussi sur le contexte d’alors du cinéma chinois, travaillé par une volonté progressiste grâce à quelques réalisateurs de gauche et c’est un mouvement dans lequel s’inscrivit Ruan Lingyu avec des films comme La Divine (1930). Il aborde les circonstances tragiques de son suicide, selon lui en partie dû au passage au parlant, synonyme de déclin pour elle qui était une cantonaise ne parlant pas très bien mandarin. Il loue grandement le film de Stanley Kwan qui permit de remettre en lumière l’actrice et tout ce pan oublié du cinéma chinois.
La bande-annonce (3min40) d’époque non restaurée.
Justin Kwedi.
Center Stage de Stanley Kwan. Hong Kong. 1990. Disponible en coffret Blu-Ray le 01/10/2024 chez Carlotta Films.