LE FILM DE LA SEMAINE – Les Graines du figuier sauvage de Mohammad Rasoulof 

Posté le 18 septembre 2024 par

Très remarqué lors de sa projection au Festival de Cannes, le dernier film du réalisateur iranien Mohammad Rasoulof impressionne par sa maîtrise esthétique et narrative. Passant habilement du drame sociétal au thriller familial, sur fond de manifestations contre le régime après la mort de Mahsa Amini, Les Graines du figuier sauvage est une ode à la liberté et au courage des femmes iraniennes. Auréolé du Prix spécial du jury à Cannes, le long-métrage sort en salles cette semaine, distribué par Pyramide

Il a raté la Palme d’Or de très peu. Acclamé par la critique à Cannes, Les Graines du figuier sauvage est peut-être la dernière œuvre que son réalisateur, Mohammad Rasoulof (Le Diable n’existe pas, 2020), aura pu tourner en Iran. De fait, s’attaquer aux bouleversements liés à la mort de Mahsa Amini, jeune femme tuée en 2022 par les autorités islamistes en raison son voile, et aux manifestations inédites qui ont suivi, c’était osé. Toute la réussite du film repose sur le choix de ne pas refaire l’Histoire : pas de reconstitution des événements pour Rasoulof, qui préfère utiliser avec force les images des journaux télévisés et les documents filmés et postés sur les réseaux sociaux par les Iraniens à l’époque. S’il prend bien soin de flouter le pire, l’effet est là : corps dans des mares de sang, arrestations brutales, foules en colère face aux mensonges d’Etat… Dans le film, les cris de révolte et de désespoir vont alors faire éclater le huis-clos d’une famille bien sous tout rapport, qui se retrouve touchée de plein fouet par les conséquences du drame. 

Dans un appartement moderne mais étroit, Iman, père de famille pieux et aimant, vient d’être nommé juge d’instruction au tribunal révolutionnaire de Téhéran. Entouré de sa femme particulièrement dévouée, Najmeh, et de ses deux filles adolescentes, Rezvan et Sana, il fête sa réussite et l’espoir d’enfin obtenir une habitation cossue et sécurisée. En attendant, le régime lui a prêté un revolver pour se défendre, qu’il ramène chaque soir chez lui. Rapidement, l’homme intègre réalise que la corruption gangrène le régime et qu’il doit choisir : signer des arrêts de morts sans procès, ou perdre son travail. Après la mort de Mahsa Amini, Iman se noie dans la paperasse mortifère et rentre de plus en plus tard chez lui. Il ne réalise pas que ses filles passent leurs journées à regarder des vidéos des violences et à critiquer la propagande du régime qu’il défend, malgré les remarques de leur mère, prise entre deux feux. Un jour, Rezvan revient chez elle avec une amie gravement blessée lors des manifestations, et les trois femmes décident de prendre soin d’elle en cachette. De secret en dissimulation, un climat de méfiance commence à gangréner le foyer. Quand le revolver d’Iman disparaît, la psychose s’empare du petit cercle. 

Le huis-clos domestique est construit par Mohammad Rasoulof comme le miroir d’une société iranienne sous surveillance et paranoïaque, dont la volonté de contrôle total se heurte nécessairement à l’individualité et aux velléités de ses membres. Le réalisateur est bien placé pour le savoir : lui-même a réussi à contourner le système de censure pour tourner son film, avec une équipe réduite mais volontaire. C’est peut-être par nécessité, mais le résultat n’en est que plus marquant : presque tout a été filmé dans des espaces fermés, dans lesquels les femmes sont des prisonnières faussement libres. C’est de ce labyrinthe imposé d’enfermement que le réalisateur tente de sortir ses personnages, jusqu’à un final grandiose dans lequel les places s’intervertissent dramatiquement.

Pour incarner ces figures complexes, dans un film désapprouvé par le régime, Rasoulof a fait appel à Missagh Zareh (Iman), critique de la censure au sein du cinéma iranien, et Soheila Golestani (Najmeh), actrice militante justement arrêtée lors du mouvement “Femme, vie, liberté”. Pour les deux adolescentes, le réalisateur a refusé d’impliquer des mineures et a engagé deux jeunes adultes, Setareh Maleki (Sana) et Mahsa Rostami (Revzan). A l’heure où nous écrivons ces lignes, une partie de l’équipe, dont le réalisateur lui-même, a dû fuir le pays après la diffusion du film à Cannes, pour échapper aux condamnations. 

Les Graines du figuier sauvage n’est pas pour autant un film manichéen. Certes clairement à charge contre le régime, il s’inscrit dans la continuité du précédent long-métrage du réalisateur, Le Diable n’existe pas, et sa brillante plongée dans la psyché des différents composants du système, notamment d’hommes souvent dépassés par ce qu’on attend d’eux, par leurs convictions et leur boussole morale. Les choix qu’ils doivent faire sont fatals, sans retour. C’est là que réside tout l’art de Mohammad Rasoulof, dans la mise en scène du moment de bascule irrémédiable, dans la perte finale d’humanité. Le régime fabrique des monstres, mais ces monstres ne sont pas uniquement déterminés par le régime. Ils restent responsables de leurs actes. 

Audrey Dugast 

Les Graines du figuier sauvage de Mohammad Rasoulof. Iran. 2024. En salles le 18/09/2024. 

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