LE FILM DE LA SEMAINE – Girls Will Be Girls de Shuchi Talati : nos désirs contraires 

Posté le 21 août 2024 par

L’année 2024 est faste pour les jeunes réalisatrices indiennes au sein des festivals internationaux. Avant le succès de Payal Kapadia et Sandhya Suri à Cannes, c’est Shuchi Talati qui avait fait sensation à Sundance en janvier avec, elle aussi, un premier long-métrage. Girls Will Be Girls, prix du Public à Toronto, est une délicate fable d’apprentissage qui navigue finement entre premiers émois et liens mère-fille dans un milieu cossu au pied des montagnes de l’Himalaya. Co-produit en partie par la France, le film est en salles à partir du 21 août. 

Dans une Inde rurale, loin de l’agitation survoltée des grandes métropoles, sous le ciel bleu et pur des cimes de l’Himalaya, un internat privé et plutôt huppé de tradition britannique accueille la jeune Mira, 16 ans (Preeti Panigrahi, une révélation). Première de sa classe, lycéenne sérieuse et investie, elle fait la fierté de ses professeurs, qui la nomment préfète en chef. Droite dans ses bottes, la jeune fille ne se laisse pas distraire par les garçons et entretient une relation plus ou moins saine avec sa mère, qui l’élève quasiment seule en l’absence récurrente de son mari pour raisons professionnelles. L’arrivée d’un nouveau jeune homme dans l’école, Sri (Kesav Binoy Kiron), va toutefois progressivement bouleverser tous ces équilibres.  

Girls Will Be Girls est l’histoire d’une première fois comme on en voit rarement dans le cinéma indien. Les plans peuvent être qualifiés de plutôt osés pour l’industrie, même s’ils restent en réalité pudiques et délicats. Il n’y a pas de volonté de choquer chez Shuchi Talati. La réalisatrice filme sa jeune actrice avec tendresse, et peut-être, mélancolie d’un âge d’insouciance où la découverte de l’amour et du désir bouleverse à jamais notre essence. Caméra immobile, avec une distance toute relative qui permet au spectateur d’observer Mira grandir et expérimenter sans tomber dans le voyeurisme, Shuchi Talati met en scène sa protagoniste dans des situations presque universellement vécues par les adolescentes : premières attractions, premiers rires gênés, premières complicités… Mira s’entraîne maladroitement à embrasser les garçons sous la douche avec son bras, elle découvre son corps avec l’aide d’un ours en peluche et regarde sur Internet comment la sexualité fonctionne. Comme dans All We Imagine as Light de Payal Kapadia, la première fois de la jeune fille est filmée avec sensibilité, d’un point de vue féminin. On retrouve d’ailleurs l’actrice Kani Kusruti, déjà présente chez Kapadia, ici dans le rôle ambigu de la mère de Mira, Anila, qui devient petit à petit charmeuse envers le petit-ami de sa fille. 

Le récit prend en effet une autre tournure quand les deux femmes entrent dans une étrange compétition pour gagner les faveurs de Sri. Mariée et mère avant ses 25 ans, Anila a été contrainte de s’occuper de Mira toute sa vie, sans diplôme ou travail. Elle n’a connu que son mari, peu présent pour elle. Dans son huis-clos familial, elle danse sur de la variété et se veut la confidente de sa fille, qui, comme toute adolescente, se montre embarrassée et agacée par son attitude. Quand elle rencontre Sri, qui a tout à fait conscience de plaire, Anila retrouve sa jeunesse et se laisse séduire. Mère et fille s’éloignent et deviennent jalouses l’une de l’autre.

Mira et Anila sont en fait le reflet l’une de l’autre, toutes deux victimes d’une société encore profondément patriarcale qui limite leur liberté sexuelle comme leur féminité, et promeut le sexisme internalisé. C’est ainsi la proviseure de Mira qui tient des discours culpabilisant envers les jeunes filles qu’elle encadre, jugeant décente ou non la longueur d’une robe, et voyant d’un mauvais œil les flirts au sein de l’école. Cherche-t-elle à les protéger ou à maintenir un système discriminant auquel elle croit ? Face à cette violence aussi symbolique que physique, les désirs de Mira et de sa mère tentent d’exister dans une tentative similaire d’émancipation et de jouissance, de la rupture à la réconciliation. 

Le désir dans le cinéma indien est un sujet qui commence à être de plus en plus abordé. De façon frontale dans le cinéma indépendant et du point de vue masculin dans Agra (Kanu Behl, 2023), ou de façon plus subtile et du point de vue féminin dans le cinéma populaire dans Rocky aur Rani (Karan Johar, 2023). Dans Girls Will Be Girls, ce sont une multitude de désirs qui sont mis à l’écran par Shuchi Talati : désirs contradictoires, désirs opposés ou rivaux, découverte ou redécouverte du désir, désir venant des hommes, désir venant des femmes… Un ouragan d’émotions aussi douces que cruelles qui donne une fraîcheur et une force sans pareil à cette première réalisation primée. On s’est souvent demandé si le cinéma indépendant indien était encore vivant : comme le montre 2024, il est fringant, et plus que jamais féminin.

Audrey Dugast 

Girls Will Be Girls de Shuchi Talati. 2024. Inde. En salles le 21/08/2024

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