Nous poursuivons notre exploration du Coffret Ultra Collector de Carlotta autour du film culte d’Oshima Nagisa, L’Empire des sens, avec son second film réalisé en partenariat avec le producteur français Anatole Dauman, L’Empire de la passion, sorti initialement en 1978.
L’Empire de la passion raconte l’histoire de Seki, femme d’âge mur dans un Japon rural de la fin du XIXème siècle, et qui, négligée par son mari vieillissant, s’éprend de Toyoji, un jeune paysan. Pour préserver leur liaison secrète, Toyoji convainc Seki de tuer son mari, les deux l’étranglent puis le jettent dans un puits. Néanmoins, dans le village, les soupçons vont bon train et les deux amants se voient hantés par la menace de la police, ainsi que celle du fantôme du mari assassiné.
Comme le suggère Narita Yusuke, l’assistant réalisateur d’Oshima sur le film qui s’exprime en supplément du coffret, nous avons beau assister à un film dans la lignée de L’Empire des sens, il n’en reste pas moins très différent par de nombreux aspects. Narita indique notamment que L’Empire de la passion est un film davantage tourné sur l’extérieur et sur les conséquences subies à la suite d’une liaison scandaleuse, là où L’Empire des sens montrait le repli sur lui-même d’un couple en plein début de relation. Là où le huis-clos de L’Empire des sens permettait une liberté d’expression des sentiments des protagonistes, le grand air de L’Empire de la passion est une porte ouverte vers le jugement, la honte et la peur pour le couple qui se voit confronté à l’avis et aux soupçons des habitants du village. L’extérieur contamine l’intérieur jusqu’à ce que même le lieu de repli du couple, la maison de Seki, soit investi par le fantôme du défunt mari qui vient tourmenter sa veuve. Oshima poursuit donc son exploration de la thématique de l’amour réprouvé par la société mais en décalant son point de vue depuis l’aspect salvateur de l’amour jusqu’au tribunal populaire que représentent les « bonnes mœurs » et l’impossibilité d’y échapper. Le réalisateur continuera d’ailleurs de traiter de cette question jusqu’à la fin de sa vie et sa carrière avec ses trois films suivants : Furyo, Max mon amour et Tabou.
L’écart effectué avec L’Empire des sens se ressent également dans la forme. Alors dans les méandres de la justice japonaise suite au caractère très explicite et frontal de L’Empire des sens, Oshima traite toujours de la dimension érotique de la relation amoureuse dans L’Empire de la passion, mais cette fois de façon bien plus en accord avec les standards japonais de l’époque. En effet, nul poil pubien ou pénétration non simulée dans le film, comme dans le reste des productions pink ou roman porno de studios des années 1960 et 1970. Après s’être placé en scission complète avec le Japon lors du tournage de L’Empire des sens, Oshima désoccidentalise également sa façon de traiter son histoire avec des codes visuels et narratifs très imprégnés de culture japonaise. Le spectre du mari relié au puits dans lequel il a été jeté évoque tout un pan de légendes urbaines et de motifs esthétiques du film de fantômes japonais. Il est à ce titre assez intéressant de voir le cinéaste se pencher sur une esthétique plus proche du fantastique, sublimée par la photographie de Miyajima Yoshio, également chef-opérateur du superbe recueil filmique de légendes japonaises, Kwaidan. Le fantôme a beau être avant tout une allégorie de la mauvaise conscience de l’héroïne à la suite du meurtre, pour un réalisateur davantage habitué au réalisme, voire au naturalisme, l’irruption du surnaturel dans L’Empire de la passion offre un renouvellement assez convaincant de son approche du cinéma.
Malheureusement, le film n’est pas tout à fait exempt de défauts, et il est dommage de noter un rythme un peu plus inégal que dans d’autres productions du réalisateur, de même qu’une écriture de personnages légèrement moins approfondie que ce que nous avons pour habitude de trouver chez Oshima. Il n’en reste pas moins que le film est visuellement impeccable et qu’il n’a rien à envier à une bonne partie de la production pink de la Nikkatsu de l’époque. Les amateurs d’Oshima s’attendant à un énième chef-d’œuvre du maître seront peut-être un peu déçus mais L’Empire de la passion reste un visionnage enrichissant et poétique, qui achève d’amorcer la toute dernière partie de la filmographie du cinéaste.
BONUS
Les disques Blu-ray et 4K UHD de L’Empire de la passion incluent :
Sur le tournage : Wakamatsu Koji et Narita Yusuke reviennent sur leur expérience du tournage, le premier en tant que producteur et le second de premier assistant d’Oshima. On parle de l’irascibilité du réalisateur et de son chef-opérateur lors du tournage, des difficultés à tourner dans le décor naturel du village à restituer ensuite dans son état initial ou encore des thématiques du long-métrage. Sai Yoichi se joint aux entretiens pour parler de la place d’Oshima Nagisa dans le paysage cinématographique nippon et des idées reçues sur la Nouvelle Vague japonaise.
Ciné Eros Made in Japan : le réalisateur Roland Lethem, le programmateur Jean Vialat et le journaliste Tony Rains parlent de l’histoire des représentations érotiques dans le cinéma japonais et notamment de la vague du cinéma pink initiée par la Nikkatsu. Ils reviennent notamment sur la dimension politique des représentations érotiques, entre la subversion au sein même des produits de studio ou celle plus assumée des œuvres en marge comme celles d’Oshima et de Wakamatsu. On se pose également la question de la réception occidentale du cinéma érotique japonais et du biais auteuriste qui pousse à davantage valoriser le cinéma d’Oshima que celui d’autres réalisateurs de l’époque davantage rattachés aux studios.
Ainsi que les bandes-annonces originales.
Le coffret inclue également le livre La Révolte de la chair de Stéphane du Mesnildot qui traite de L’Empire des sens, mais également de L’Empire de la passion et de La Véritable histoire d’Abe Sada. L’auteur nous propose tout d’abord un condensé de son ouvrage Cérémonies, au cœur de L’Empire des sens – dont nous recommandons fortement la lecture pour qui souhaiterait aller plus loin – en détaillant le véritable fait divers d’Abe Sada et la réception de cette affaire, ainsi que le cheminement d’Oshima ayant mené au tournage du film. Il parle également de l’aspect politique de la représentation érotique au Japon, ainsi que des affiliations révolutionnaires du réalisateur japonais. Il revient également sur le procès pour obscénité d’Oshima et le retour du cinéaste à des codes plus conventionnels du cinéma pink dans L’Empire de la passion. Il consacre un chapitre à L’Empire de la passion ainsi qu’à La Véritable histoire d’Abe Sada en détaillant non seulement le contexte de production des deux films mais également ses analyses esthétiques des œuvres. L’ouvrage contient aussi le dossier de presse de L’Empire des sens, des photographies de tournage d’époque, des retranscriptions d’entretiens avec Oshima au moment de la sortie du film, et la critique de L’Empire de la passion de Roger Caillois parue en 1979 dans le magazine Positif. Le livre offre ainsi de nombreux documents visuels et textuels qui permettent d’apprendre encore de nouvelles informations sur les films du coffret malgré la richesse des autres suppléments disponibles sur les disques. Une édition très complète qui mérite le détour pour les amateurs de l’un, l’autre ou tous les films présentés dans le coffret.
Elie Gardel
L’Empire de la passion d’Oshima Nagisa. Japon. 1978. Disponible en Coffret Ultra Collector chez Carlotta le 18/06/2024.