Après un cycle Stanley Kwan et avant la ressortie en salle de Nomad de Patrick Tam, Carlotta poursuit son exploration du cinéma d’Asie du Nord-Est, en délaissant les romances hongkongaises pour proposer la sortie pour la première en BR d’un fleuron du film de sabre taïwanais, le méconnu La Vengeance du dragon noir (1968). Phénomène en queue de comète d’une industrie mise sous la coupe du pouvoir de Chiang Kaï-shek dans les années 50, ce wu xia pian de Joseph Kuo (33 ans) témoigne de la faculté du Taïwan d’alors de se nourrir des esthétiques occidentales, plus encore que ses homologues japonais ou sud-coréens. Mais en quoi cet incunable d’un cinéma taïwanais alors émergent n’est pas un film de sabre de plus ? L’édition vidéo de sa version restaurée (complété de suppléments d’appoint), permet de voir ce qu’il en est, 56 ans après.
Une cavalcade trompettante ouvre la fresque, avec travelling, panoramique, montage saccadé et tous les gimmicks que de l’autre côté de l’Oural on trouve en même temps dans le western à l’italienne. Dans la première séquence dialoguée, les personnages sont campés sans détour par leur costume et leur apparence physique. Tout cela leur prête d’emblée l’aspect de stéréotypes théâtraux, comme les parures du xiqu (théâtre traditionnel chinois) ou de la commedia dell’arte (le barbon, la jeune première, la figure paternelle, le jeune aspirant). Comme disait Hitchcock, » Il vaut mieux partir d’un cliché que d’y arriver « . C’est ce mouvement de bascule que Kuo opère tout le long, en se glissant dans les canons du genre pour mieux y insuffler, en contrebande, un regard plus singulier que ce qu’il n’y paraît.
La manière industrielle avec laquelle ces films étaient produits donne aussi le sentiment très familier (et peu enthousiasmant a priori) d’avoir déjà vu le film. Le titre n’aide pas à sortir de cette posture de base. Combien d’œuvres se présentent comme les vengeances d’un animal ? Le titre original, « Un roi de l’épée« , ou international, « Swordsman of All Swordsmen » (« L’épéiste de tous les épéistes« ) offrent une perspective moins centrée sur le ressort narratif (la vengeance) que la construction d’une figure (ce roi de l’épée, supérieur à ses pairs en combat). Pour le public français qui le découvre en salles, il faut donc s’affranchir de ce que le genre a masqué, par accumulations des poncifs. À moins d’avoir l’énergie et le style de Ford, King Hu, Kobayashi, Liu Chia-liang ou Leone, prendre les codes du duel pour en sublimer la forme n’est pas donné à tout le monde.
À l’âge de six ans, Tsai Ying-jie assiste au massacre de sa famille orchestré par cinq seigneurs malfaisants dans le but de s’emparer de la légendaire Épée Chasseuse d’Âmes. Bien des années plus tard, devenu maître dans le maniement de la lame, le jeune homme part à la recherche des assassins de ses parents afin de venger leur mort. Au cours de sa quête meurtrière, Tsai Ying-jie sera secouru par l’intrépide Hirondelle. Mais il ignore que cette dernière n’est autre que la fille de Yun Chung-chun, l’un des hommes sur sa liste…
Au regard des wu xia pian de l’époque (ceux de Chang Cheh et King Hu), la structure du scénario (devenu depuis canonique, jusqu’à Kill Bill) s’avère alors plutôt originale. Au lieu de conter ce récit de vengeance de façon chronologique, Kuo et ses deux co-scénaristes révèlent le motif des représailles au terme du premier tiers. Ce qui permet, en conséquence, au spectateur d’élargir son point de vue, en recalibrant son jugement sur le personnage. À la révélation, le film embraye un nouvelle vitesse et trouve sa dynamique : le chemin de croix du héros pour assouvir sa pulsion de justice.
Par-delà l’architecture singulière du scénario, cette Vengeance du dragon noir séduit par son hétéronomie formelle. L’imaginaire singulier qui double ce film d’époque d’un romanesque fantastique, incarné par cette Épée Chasseuse d’Âmes, pioche aussi du côté du western à l’italienne en même temps que du wu xia pian et du jidai-geki (la dernière séquence semble comme rejouer, sur la plage, les duels finaux de La Légende du grand judo (1943) de Kurosawa ou de Hara-kiri (1962) de Kobayashi). Cette diversité des sources d’inspiration extrait le film de son formol formel et l’ouvre à une esthétique plus riche, partant, précisément, du cliché pour l’empêcher de s’y échouer.
Cette énergie se savoure également à travers ses chorégraphies de combat. Marqueur fort du genre, la coordination des cascades et l’orchestration des duels donnent proprement à la réalisation son style. En l’occurrence, en se confrontant sur la lutte d’un homme, Tsai Ying-jie, contre la puissance abusive de plusieurs vieux pontes, difficile de ne pas entrevoir, en termes bibliques, un David contre une horde de Goliath ; en termes politiques, la figure résistante de Taïwan opposée à l’impérialisme de la Chine continentale. En découle une émotion à double lecture qu’on trouve moins frontalement dans les films équivalents hongkongais de la même époque, telle cette larme qui roule le long du visage d’un vieil homme, filmé en gros plan.
Malgré ses qualités indéniables et singulières, eu égard au lot commun du genre à l’époque, dans ces dernières séquences, le film gagne soudainement en ampleur dramatique (en accentuant les conflits moraux du personnage) et formelle (notamment par le cadre du combat final, apothéose déterminant pour réussir un film de sabre). En l’occurrence, le duel final s’avère extrêmement réussi, sur une plage où le croisement du fer des épées se mêle au fracas des vagues, le tout sous un soleil de plomb qui découpe, en plan large, les silhouettes en contre-jour.
Bertrand Tavernier disait qu’il est des films qui ne peuvent être vus pour une seule de leur séquence ; non pas la séquence seule, extraite du film dans son intégralité, mais la séquence prise dans le continuum d’ensemble, comme une épiphanie sublime qui vient faire rayonner l’œuvre en entier. C’est le cas de cette Vengeance du dragon noir, aux qualités multiples mais, surtout, épique par son final !
BONUS
Dans le cadre de l’édition du film pour la première fois en Blu-ray en France, l’éditeur Carlotta accompagne la restauration 2K de 3 suppléments.
Le bande-annonce de 2024 : en quelques minutes, la vidéo met l’accent sur les combats et la dimension épique du film, tout en le plaçant, à travers des intertitres, dans la perspective du cinéma taïwanais (au regard des films de King Hu et de son auteur). Elle évite heureusement l’accueil de beaucoup de wu xia pian dont les (re)sorties sont souvent valorisées à la lumière de l’époque contemporaine, par leurs influences auprès des postmodernes. Il est préféré dans cette bande-annonce la dimension historique du film, sans sur-jouer sa modernité. Rien n’y est détaillé des rouages du récit, capitaux dans la singularité du film, pour mieux les laisser à la surprise du spectateur.
La restauration : il n’y est, en l’occurrence, question que de l’image. Aucune comparaison n’est faire sur le nettoyage du son. L’écran est divisé en deux, à l’horizontal, avec en haut la séquence avant restauration ; en bas : la même après. Le constat, notamment de luminosité et a fortiori en saturation des couleurs et en piqué de la définition, est tellement flagrant qu’on peut supposer que même la version avant a fait l’objet d’un léger downgrade. Sans pouvoir en être certain, on constate sans conteste, images a l’appui, que le travail de restauration offre là un profond éclaircissement plastique de la photographie. On voit même à quel point la restauration laisse percevoir des éléments moins sensibles avant (comme le contour des perruques)
Entretien avec Joseph Kuo (13min) : vidéo précieuse issue des archives de Frédéric Ambroisine, l’entretien a été filmé en juillet 2008 au (feu) Festival Paris Cinéma qui avait invité Joseph Kuo cette année-là. On y apprend qu’avant d’être cinéaste, il a d’abord été écrivain des l’âge de 17 ans. Avant de faire des wu xia, il a réalisé pendant pendant près 10 ans des films en taïwanais et 4 en mandarin. Lorsqu’il a alors commencé à écrire La Vengeance (tout en finissant 2 films romantiques), il avoue avoir été complètement influencé par King Hu. Il partage d’ailleurs avec le cinéaste, qui terminait à la même époque son cultissime Dragon Inn, la grande actrice Shang Kuan Ling-feng. Bien qu’influencé par le cinéma de King Hu (qu’il qualifie de « maître de l’art cinématographique« , « concepteur de la Chine antique » ), il estime composer avec lui et Chang Cheh (auteur de films plus traditionnels) une trinité dont lui incarne la dimension émotionnelle instillée entre les combats. Réalisant par la suite de nombreux wu xia pian, il nous apprend qu’au sommet de la mode du genre, Hong Kong et Taïwan ont pu réaliser 400 films de ce registre en un an ! Enfin, artiste lucide sur la place pionnière qu’il occupe dans le cinéma hongkongo-taïwanais, il nous apprend notamment qu’avec sa réalisation Shaolin et les 18 hommes de bronze (1975), il a été le premier à faire des wuxia dans l’univers des Shaolin, juste avant Shaolin Wooden Men (1976) avec Jackie Chan et La 3ème chambre de Shaolin (1978) de Liu Chia-liang.
Flavien Poncet
Le Vengeance du dragon noir de Joseph Kuo. Taïwan. 1968. Disponible en Blu-ray le 04/06/2024 chez Carlotta.