Ayant fait l’objet, à l’instar des Sœurs Munakata, d’une ressortie en salles l’année dernière en copie restaurée, Une Femme dans le vent est désormais disponible dans le coffret Ozu Yasujiro édité par Carlotta Films. L’occasion parfaite pour découvrir ou revenir sur ce bouleversant drame d’après-guerre.
En 1946, la guerre est désormais terminée mais elle laisse le Japon dans un état peu enviable. Nagasaki et Hiroshima ont été rayées de la carte et Tokyo a subi de nombreux bombardements. Les premières victimes de ses drames sont les civils, obligés de reconstruire leurs villes et de s’adapter à l’occupant américain, et les classes sociales les plus modestes doivent lutter au quotidien. C’est dans ce contexte social précaire qu’Ozu Yasujiro revient au Japon après avoir été fait prisonnier par les Anglais. Il découvre alors la réalité crue d’une société certes en pleine reconstruction et modernisation, mais dont les membres les moins aisés ne semblent jamais pouvoir profiter. Il décide donc de prendre sa caméra et de filmer dès son retour au Japon la réalité du quotidien des petites gens, avec toujours ce regard tendre, mais jamais condescendant sur ses semblables.
En 1947, pour son premier film au retour de la guerre, il réalise Récit d’un propriétaire qui illustre parfaitement sa démarche. C’est un drame tragi-comique qui raconte les déboires d’une femme acariâtre qui a maille à se débarrasser d’un enfant qui l’a prise d’affection, mais qui au final finira par s’y attacher. Ozu aborde pourtant un thème beaucoup grave et d’actualité en sortie de conflit, celui des enfants abandonnés ou orphelins qui errent dans les rues de Tokyo. Et si l’on peut constater que si le film est avant tout un tendre portrait de deux êtres perdus qui vont apprendre à s’aimer et cohabiter, Ozu a la lucidité et l’honnêteté de reconnaître, au détour d’une dernière scène, que la fiction, toute touchante et émouvante qu’elle soit, ne pourra jamais totalement éluder la cruelle réalité. En 1948, il continue sur cette même voie avec le film Une Femme dans le vent (ou Une Poule dans le vent), qui s’intéresse à un autre sujet tout aussi dramatique.
Tokyo, à la sortie de la guerre. Tokiko (Tanaka Kinuyo) est une jeune couturière en situation précaire qui peine à joindre les deux bouts pour s’occuper dignement de son fils Shoichi. Elle l’élève seule en attendant le retour de son mari Shuichi, soldat qui tarde à revenir de mission. Un jour, le petit garçon tombe gravement malade et Tokiko doit le faire hospitaliser. Mais si Shoichi est vite rétabli, Tokiko n’a plus d’argent pour régler les frais d’hospitalisation. Elle va donc se livrer à la prostitution. C’est alors que son mari revient à la maison.
A travers le portrait de Tokiko, Ozu Yasujiro aborde avec tact et pudeur le sujet de la précarité des ménages due à l’augmentation du coût de la vie à la fin de la guerre, et surtout jusqu’où les petites gens sont capables d’aller pour faire survivre leur famille. D’entrée de jeu, Tokiko est présentée comme une femme qui, clairement, n’arrive plus du tout à s’en sortir financièrement. Elle doit se séparer de tout ce qui a fait son bonheur et sa fierté, en allant vendre ses kimonos traditionnels, espérant en tirer un bon prix. Elle se désespère du prix exorbitant de la moindre denrée alimentaire et en souffre, mais pourtant elle semble toujours prendre son mal en patience, affichant une jovialité face à son amie ou en présence de son fils, en attendant le retour de son mari. Lorsque son cas est évoqué par les autres femmes, le sujet de la prostitution est rapidement abordé mais aussitôt battu en brèche par son amie, Tokiko n’étant pas « ce genre de femmes ». Rapidement, le film bascule dans le drame avec l’hospitalisation de l’enfant et les conséquences que cela entraîne pour Tokiko qui se résout à devenir prostituée pour régler ses dettes. Pour autant, ce n’est pas tant la bascule de son héroïne dans la prostitution par besoin de survie qui intéresse Ozu, mais plutôt ses conséquences sur le quotidien de Tokiko et la perception que peut en avoir son entourage. Le script évoque d’ailleurs avec juste ce qu’il faut de pudeur les activités de Tokiko, en évitant le terme de prostituée et résumant l’ensemble de ce milieu à « un endroit bien connu quelque part en ville ».
Dès lors que Tokiko a franchi le pas et que ses problèmes financiers sont résolus, le film entame un deuxième acte scindé en deux parties. La première nous montre Tokiko qui assume totalement auprès de son amie son choix qui n’a toujours été motivé que par le souhait de sauver son fils pour que son père puisse le revoir. Ozu fait ici le portrait d’une femme prête à tous les sacrifices pour sauver sa famille, quitte à se livrer à ce qui, à l’époque, est la pire des humiliations, qui plus est lorsque l’on est une femme mariée, à un soldat de surcroît. Pourtant, son entourage semble décidé à ne pas la blâmer plus que de raison, le contexte social de l’époque pouvant pousser n’importe quel individu aux choix les plus extrêmes et avilissants pour espérer s’en sortir. Malheureusement, dans un deuxième temps, Tokiko se heurte rapidement à la violence de son mari, de retour à la maison et qui au détour d’un dialogue va rapidement deviner comment sa femme a résolu ses problèmes d’argent. Le film bascule alors dans le mélodrame le plus bouleversant.
Ozu filme la colère d’un homme bafoué et humilié, héros revenu perdant de la grande guerre et qui doit subir un deuxième affront en apprenant les activités coupables de sa femme. Ozu met en scène avec distance et justesse les violents échanges entre le mari et la femme, entre incompréhension totale d’un côté et tentatives sincères d’explication de l’autre, chacun semble camper sur ses positions. Jamais les champs/contre-champs et regards caméra chez Ozu n’ont d’ailleurs été aussi violents et tranchants.
Pourtant, malgré l’impasse dans laquelle semble se trouver le couple, Ozu va en quelque sorte laisser passer l’orage et commencer à développer en profondeur le personnage du mari. Ivre de colère et de honte dans un premier temps, celui-ci entame par la suite un chemin de réflexion pour tenter de comprendre le choix de sa femme. Pendant que Tokiko tente de trouver du réconfort auprès de son amie, son mari va refaire le parcours de celle-ci, en se rendant dans la maison close pour y rencontrer des prostituées. La première étape du pardon se trouve ici, auprès de femmes dont la situation est la même que Tokiko. Des jeunes mères de famille ou femmes au foyer dont la situation déjà précaire a fini par imploser à la sortie de la guerre, et qui n’ont pas eu d’autre choix que de se vendre aux hommes pour gagner de quoi survivre. Ozu filme alors un échange tout en pudeur et honnêteté entre Shuichi et une femme, qui lui explique son choix, entre résilience et fierté de se sacrifier, en quelque sorte, pour sauver ses proches. Et Shuichi a beau y projeter l’image de sa femme, il n’en demeure pas plus convaincu pour autant. La deuxième étape de l’acceptation se déroule dans un bar où le mari retrouve un ami, auquel le comédien fétiche Ryu Chishu prête ses traits et son style empli de sagesse et bienveillance. Celui-ci tente de le convaincre de l’inutilité de garder de la rancœur et de la colère envers sa femme qui à sa façon s’est battue pour pouvoir réunir le père et le fils.
Les retrouvailles finales entre le mari et la femme sont pour Ozu l’occasion de filmer une des scènes les plus violentes de sa filmographie, avec un Shuichi entre doute et colère, incompréhension et acceptation, et qui va accomplir l’ultime geste à l’encontre de Tokiko prête à endurer les pires insultes et humiliations si cela peut arranger les choses. Un geste qui pourrait s’apparenter à un accident mais qui secoue Shuichi et lui fait réaliser la futilité, la bêtise de son manque de compréhension vis-à-vis du calvaire de sa femme en son absence. De toute évidence, Ozu ne peut se résoudre à conclure son récit en laissant ses personnages dans une impasse morale dont ils ne tireraient rien de positif. Aussi, même si cela s’est conclut dans la douleur et les larmes, le couple est prêt à avancer, pardonner et accepter, et Ozu conclut son film avec Shoichi soutenant et supportant, physiquement et moralement, Tokiko au bout de ses forces mais se tenant toujours debout prête à accompagner son mari. L’optimisme et l’humanisme d’Ozu l’emportent toujours.
Romain Leclercq.
Une Femme dans le vent d’Ozu Yasujiro. Japon. 1948. Disponible dans le coffret « 6 films rares ou inédits » d’Ozu Yasujiro chez Carlotta Films le 19/03/2024.