MCJP – Entretien avec Misawa Kazuko et Utamaru

Posté le 13 avril 2024 par

A l’occasion de la seconde partie de la rétrospective que consacre la Maison de la Culture du Japon à Paris (MCJP) au cinéaste Morita Yoshimitsu, nous avons de nouveau rencontré sa productrice et épouse Misawa Kazuko, ainsi que le rappeur et critique cinéma Utamaru. Une occasion d’aller plus loin dans la réflexion autour de l’œuvre du réalisateur.

Pour avoir des informations complémentaires notamment sur les débuts du réalisateur, vous pouvez lire le premier entretien avec Misawa Kazuko ici

M. Utamaru, quel est votre rapport à l’œuvre de Yoshimitsu Morita ? Votre premier contact avec l’un de ses films, la naissance de votre intérêt et le cheminement qui vous a amené à être le co-auteur avec Mme Misawa du livre qui lui est consacré ?

Utamaru : C’est avec Something Like it que j’ai eu mon premier contact avec l’œuvre de Morita Yoshimitsu. A l’origine j’étais parti voir Tenkosei de Obayashi Nobuhiko (1982) qui était projeté en double programme avec Something Like it dans une salle indépendante. Je suis entré dans la salle au moment de la dernière scène et du générique de Something Like it et j’ai été très intrigué par ces ultimes images, et du coup j’ai regardé Tenkosei puis je suis resté dans la salle pour la séance à suivre de Something Like it. Etant encore adolescent, je n’ai pas pu voir ses deux films suivants qui étaient des pinkus et j’ai donc enchaîné avec Jeu de famille (1983) qui m’a convaincu que Morita était un grand réalisateur. Dès lors, je suis allé voir chacun de ses nouveaux films en salles dès leur sortie.

J’ai ensuite mené une carrière musicale de rappeur, et parallèlement j’ai commencé à écrire sur le travail de Morita dans une revue hip-hop. Le milieu du cinéma n’a pas prêté attention à mon travail et donc j’ai plutôt gardé un statut de fan. Au moment de la mort de Morita Yoshimitsu (que je n’ai donc jamais rencontré) en 2011, il y a eu un grand numéro lui étant consacré dans la revue Kinema Junpo et c’est à ce moment que j’ai rencontré Mme Misawa qui a découvert que j’étais un grand fan de Morita. Elle m’a invité à participer à plusieurs projections, et à écrire des articles dans Kinema Junpo qui ont cette fois connu beaucoup de réactions positives. De fil en aiguille, je suis donc passé du statut de fan à exégète de Morita Yoshimitsu, avec comme aboutissement le livre qui était une compilation de tous mes articles.

On situe souvent Morita comme faisant partie d’une sorte de « génération perdue » de cinéastes japonais des années 80, à l’instar de Shinji Somai, Nobuhiko Obayashi. Quel liens faites-vous (si vous en faites) entre ces cinéastes et comment expliquez-vous qu’ils retrouvent une certaine reconnaissance aujourd’hui, notamment à l’international (rétro Morita, sortie salle et vidéo pour Obayashi et Somai) ?

Utamaru : Qu’entendez-vous par génération perdue ?

Ils ont tous les trois en commun d’avoir mélangé une veine expérimentale et grand public, très pop et de ne pas avoir vraiment bénéficié d’une exposition internationale – même si Soreraka fut sélectionné au festival de Cannes en 1985 et Déménagement en 1993.

Misawa Kazuko : Les trois réalisateurs n’étaient pas tout à fait dans la même situation. Cependant, ils travaillaient tous les trois au sein de grands studios japonais qui n’avaient pas particulièrement l’intention de diffuser leurs films à l’international. A l’inverse, les films de Kitano Takeshi ont été produits au sein de compagnies indépendantes qui avaient le marché international en tête dès le lancement des projets. A l’époque, les studios japonais visaient avant tout le marché domestique, mais cela commence à changer ces 10 dernières années. Les films de Itami Juzo étaient également produits avec cette visée internationale ; ont-ils eu un retentissement en France ?

Effectivement Tampopo d’Itami Juzo a bénéficié d’une sortie salle en France durant les années 80 (et est même sorti en vidéo), tout comme Typhoon Club de Shinji Somai d’ailleurs.

Utamaru : Comment expliquez-vous cette exception pour Tampopo ?

Il semble que durant les années 80, le public français avait peut-être une attirance plus grande pour une facette « exotique » et traditionnelle du Japon, dont la dimension culinaire de Tampopo ou les films historiques de Kurosawa Akira. Mais les films au cadre contemporain, rattachés à la vie quotidienne, ne sortaient pas en France. Cela change aujourd’hui avec un public français plus familier de la culture japonaise et qui est plus curieux de films inscrits dans la réalité quotidienne japonaise.

Utamaru : Comme vous devez le savoir, une des caractéristiques du cinéma japonais des années 80/90 fut la fin du système des studios qui avaient une exigence de qualité, tout en soumettant les réalisateurs à un certain nombre de contraintes. Les années 80 ont été marquées par l’arrivée du distributeur Kadokawa Haruki qui a mis en place une politique transmédia adaptant les mangas, romans, et en engageant les idol éditées chez Kadokawa. Kadokawa Haruki cherchait à mettre en valeur les œuvres et artistes « maison », mais derrière engageait des jeunes réalisateurs talentueux auxquels il laissait une grande liberté créative.

Misawa Kazuko : Ce genre d’œuvres « commerciales » n’étaient donc pas destinées au marché international et le public français n’était sans doute pas prêt à les voir.

Un thème que je trouve récurrent dans la filmographie de Morita est le questionnement de la place de l’individu dans la société japonaise, la pression sociale, et qu’il adapte à la tonalité de chaque décennie. Dans les années 80, il semble beaucoup questionner le pouvoir de l’argent, la course à la réussite et le capitalisme dans des œuvres comme Love and Action in Osaka, Sorobanzuku, The Family Game. Quel regard portait-il sur le contexte de la bulle économique au Japon ? Il semble très critique sur la superficialité et le matérialisme rattaché à cette période.

Misawa Kazuko : Morita était une personne très sensible aux sujets économiques, et lisait beaucoup la presse financière destinée aux salarymen et a grandement étudié les problématiques rencontrées par le Japon sur ces sujets. Il cherchait ainsi dans chaque film à apporter sa pierre à l’édifice sur un problème de la société japonaise que le cinéma n’avait pas traité.

Utamaru : Tout à fait, d’autant que la situation économique du Japon a grandement évolué durant cette période. Lorsqu’il a réalisé Jeu de famille en 1983, c’était un moment euphorique pour l’économie japonaise tandis que le vent a tourné à la fin des années 80, la situation est devenue un peu paranoïaque justement au moment où il a fait Sorobanzuku (1988). Il a également réalisé en 1989 Kitchen et 24 Hours Playboys, assez emblématiques de son opinion sur ce climat où il dépeint des personnages en quête de réussite, et avec lesquels il prend ses distances. Haru (1996) marque ainsi un tournant décisif lors duquel Morita exprime que la valeur d’un être humain ne se définit pas par l’argent ; la définition du bonheur évolue.

C’est quelque chose que j’ai justement ressenti avec Kitchen où la stylisation très poussée des décors et le jeu des acteurs amènent une ironie et un décalage, un côté artificiel et publicitaire qui rend le film très différent du livre de Banana Yoshimoto qui était plutôt premier degré.

Misawa Kazuko : Effectivement le film est très différent du livre, et Morita avait l’habitude de beaucoup s’éloigner et de s’approprier les livres qu’il adaptait. C’était déjà le cas avec Jeu de Famille et Le Frisson de la mort. Il cherchait davantage à reproduire les sensations que lui avait procuré le livre que de l’adapter de façon littérale. Sa thématique dans Kitchen était celle de la solitude dans ce contexte de bulle économique, comment survivre et communiquer les uns avec les autres dans cet environnement social.

Ce sentiment de solitude se ressent énormément par le travail sur le décor dans Kitchen. Est-ce qu’il étudiait beaucoup les magazines de modes, les catalogues d’intérieur ?

Misawa Kazuko : C’est quelque chose d’assez remarquable puisque c’est le seul film où Morita a cherché à maîtriser l’image au point de faire adopter la même coiffure à tous les figurants, de choisir leur tenue vestimentaire. Même chose pour la ville, le film a été tourné à Hakodate, au nord d’Hokkaido, une ville assez peu peuplée dont les visions lui ont permis de renforcer ce sentiment de solitude. Cet espace rendu ainsi artificiel participe aussi à ce sentiment de solitude.

Et d’ailleurs M. Utamaru, vous qui avec découvert le film en tant que simple spectateur, est-ce que c’est quelque chose que vous avez ressenti à l’époque ?

Utamaru : Ce qui est remarquable chez Morita, c’est que c’est un des rares réalisateurs des années 80 avec une telle sensibilité au niveau de la mode, de l’imagerie de luxe. C’est quelque chose qu’il a cherché à imposer dès Something Like it, notamment à travers le personnage du rakugoka joué par Ito Katsunobu. Concernant mes impressions, c’est vraiment en revoyant le film plus tard que j’ai compris l’approche de Morita sur Kitchen. Il existe une autre adaptation plus fidèle du livre produite à Hong Kong (réalisé par Yim Ho en 1997). Un des changements de Morita est de faire survivre le personnage queer de la mère qui mourait dans le livre. Aujourd’hui ce serait mal vu de faire mourir un personnage queer, mais Morita dès les années 80 avait cette sensibilité moderne de ne pas sacrifier ce type de personnage.

M. Utamaru, dans votre présentation du film Future Memories: Last Christmas, vous y voyez la fin d’une époque pour Morita qui va prendre une pause de 4 ans avant de réaliser Haru. Je trouve que c’est une vraie œuvre de transition qui pousse jusqu’au bout le style visuel clinquant des années 80 mais qui annonce aussi les films à suivre (moins ironiques, importance des personnages féminins), même dans des éléments implicites comme la scène de course hippique puisque c’est en gagnant aux courses que Morita va s’acheter l’ordinateur qui lui donnera l’idée de Haru. Quel était son état d’esprit au moment de réaliser ce film ? Est-ce qu’il était conscient d’être arrivé à un moment charnière ?

Misawa Kazuko : C’est un rapprochement très intéressant que vous faites, je ne sais pas s’il le ressentait en faisant le film mais très souvent lorsque les auteurs dirigent une œuvre, ils y mettent déjà même inconsciemment les prémices de leur projet suivant.

Utamaru : Effectivement on peut voir dans Future Memories un véritable résumé des années 80, puisque les héroïnes du film s’interrogent entre la réussite facile et immédiate ou un bonheur plus authentique. C’est vraiment la différence d’état d’esprit entre le début et la fin des années 80.

Misawa Kazuko : J’ai remarqué que ces dernières années, Future Memories: Last Christmas faisait partie des films très réévalués de Morita. Je le comprends mieux avec votre interprétation.

Sans doute que ce sentiment d’aboutissement se ressent mieux avec une vue d’ensemble de sa filmographie, cette esthétique rutilante avec laquelle il va rompre ensuite avec Haru.

Utamaru : Concernant ce que vous dites sur l’importance grandissante des personnages féminins, c’est très vrai puisque Morita a apporté un changement au manga dont le héros était masculin. Morita a ressenti les évolutions sociales et le fait que les femmes subissaient davantage de pression que les hommes, qu’il est plus difficile pour elles de choisir entre la carrière et le bonheur personnel. Ce sera aussi le cas l’héroïne de Haru dont on comprend la précarité en la voyant changer plusieurs fois de travail. C’est quelque chose que l’on ressent aussi avec le personnage masculin de Haru, et Morita se montre visionnaire durant les scènes de repas d’affaires avec les Chinois dont il anticipe l’importance dans les années à venir.

Est-ce que l’on peut considérer dans sa manière d’explorer ce type de sujet qu’il modernise le keizai shosetsu (sous-genre littéraire et cinématographique critiquant le monde de l’entreprise, observant les doutes du salaryman durant la bulle économique des années 50) en y ajoutant cette dimension féminine ? Je pense aussi à Lost Paradise.

Misawa Kazuko : Je pense que oui car il appréciait ce genre de films.

Je pense par exemple à un film comme Géant et jouets de Masumura Yasuzo qui semble presque être du Morita avant l’heure, par son imagerie très colorée, son ironie et sa description du monde de la publicité.

Misawa Kazuko : Morita Yoshimitsu appréciait beaucoup les films de Masumura même si je ne sais pas s’il avait conscience de renouveler le keizai shosetsu.

Utamaru : Mais effectivement ce qui représente le plus la bulle économique des années 80, ce sont les agences de publicité et c’est pour cela que Morita les dépeint dans Sorobanzuku. En plus de Masumura, Morita s’inspire aussi de la série Présidents/shacho shirizu, populaire au Japon durant les années 60 et offrant une satire du monde des salarymen, dont il reprend les acteurs.

Dans ce virage du milieu des années 90, il semble que cela passe par un choix de plus en plus grand d’une certaine épure chromatique, et de décors moins chargés. Je pense à l’omniprésence des écrans d’ordinateur dans Haru, également la scène du train dans le film où seule la couleur vive de la robe rouge de l’héroïne se distingue dans le paysage.

Misawa Kazuko : Avec le temps il a fait le choix d’aller de plus en plus vers une certaine simplicité, qu’on retrouve aussi dans le film Keiho.

Nous demandons toujours en fin d’interview quel est le moment de cinéma qui a marqué nos interlocuteurs. Alors pour cette fois je vais plus précisément vous demander quelle est la séquence dans la filmographie de Morita Yoshimitsu qui vous a le plus marqué.

Utamaru : Pour moi ce serait la première et la dernière image du Frisson de la mort, ce sont vraiment parmi mes séquences favorites, tous films confondus.

Misawa Kazuko : Pour moi ce serait une des dernières scènes de Something Like it, lorsque le héros rentre chez lui seul à pied en traversant la ville et en se récitant un conte de rakugo.

Quant à la mienne c’est dans Lost Paradise lorsque le couple se trouve dans un onsen en extérieur et que Yakusho Koji flotte comme mort dans le bassin.

Misawa Kazuko : C’est drôle, Yakusho Koji n’était absolument pas dérangé par les nombreuses scènes de sexe du film, mais ne voulait pas tourner celle-là ! (rires)

Propos recueillis par Justin Kwedi à Paris le 04/04/2024.

Traduction : Inoue Ryo

Remerciements : Fabrice Arduini et toute l’équipe de la MCJP.