Alors que les relations commerciales entre la Chine et les pays africains révèlent une nouvelle configuration du monde, Eat Bitter, réalisé par Pascale Appora-Gnekindy et Ningyi Sun, et projeté au Festival Black Movie, tente d’en capter les enjeux intimes, pour les deux parties. Les deux cinéastes suivent deux figures comme des incarnations des visions qui se croisent dans un lieu en devenir.
Les cinéastes Pascale Appora-Gnekindy et Ningyi Sun suivent Luan, un chef de chantier et Thomas, un plongeur des sables. L’un ramène la matière première du cœur même de la rivière, l’autre donne forme à cette matière par la construction d’une banque. Le dispositif des cinéastes avec des plans de drones et ses gros plans pourrait laisser croire à une sorte de convention télévisuelle du documentaire. Mais c’est justement dans la captation et le montage que se joue l’intérêt de Eat Bitter, plus que dans les valeurs de plans ou les compositions assez sommaires. Si l’on peut pointer la construction cynique autour duquel gravite l’œuvre, la construction d’une banque sur le dos à la fois d’ouvriers africains et chinois dans l’un des pays les plus précaires d’Afrique, c’est dans l’écho dans la vie des deux hommes que l’on perçoit la violence.
Luan et Thomas vivent des situations familiales voire amoureuses instables. Comme une sorte de mouvement tacite, l’instabilité est ce qui traverse toute l’œuvre, celle du pays dont un coup d’Etat plane comme une épée de Damoclès sur le quotidien que l’on nous dépeint. L’instabilité du travail, comme le signale Thomas qui ne voit pas son emploi de plongeur des sables comme stable car il parvient à peine à subvenir au besoin de sa famille, comme les conditions de construction sur le chantier de Luan où un ouvrier meurt car les règles de sécurité n’étaient pas obligatoires. La précarité entraine cette vie instable comme la caméra des cinéastes qui oscille entre macro et micro, entre mouvement et fixation. Mais cette pauvreté des conditions permet aussi de rendre plus explicite la fragilité matérielle du quotidien, avec les situations amoureuses en parallèle des deux hommes.
Dans le monde des cinéastes où le confort est un privilège, les sentiments réconfortants le sont également. L’amour devient une transaction comme celle que tente d’effectuer Thomas en allant dans un village voir la famille de son ex-compagne Gladys, pour leur demander de laisser le couple se reformer en échange d’une dot et de promesses. Mais c’est également le cas du transport de marchandise pratiqué par Luan, qui fait venir sa femme de Chine, celle qui ne peut vivre sans lui, comme nous indique les cicatrices profondes sur son poignet. Ainsi, Eat Bitter se déploie comme une œuvre plus trouble dans ce qu’elle montre de l’intimité de ces deux hommes à l’instar des pays dont ils sont censés être les incarnations. Il y a un spleen du quotidien, une acceptation de la fatalité dans un tourbillon de sentiments contraires pour les deux hommes.
Luan voit sa vie comme meilleure car il occupe en Centrafrique un poste plus important que celui qu’il avait en Chine, mais surtout il se voit désormais comme un membre utile et central de la ville pour laquelle il développe plusieurs projets. On comprend alors l’insistance des plans de drones, les deux hommes à travers des ellipses qui nous permettent de revivre des moments récurrents comme l’anniversaire, pour en déceler les variations. Il s’agit de s’inscrire dans un espace et, plus que d’y habiter, d’y vivre. Si la vie de Thomas oscille entre sa foi et sa famille, son travail au sein du fleuve est une constante. Luan devient une sorte de petit patron et reforme le paysage à sa mesure. On pourrait même confondre la promenade du couple près de la rivière avec des scènes connues de films de Jia Zhang-ke. Constat doux-amer et qui interpelle plus qu’il ne conforte sur les a priori de la présence chinoise en Afrique. En dehors des dynamiques étatiques et des flux immenses abstraits, ces hommes qui incarnent ces dynamiques au quotidien souffrent des tares inhérentes au système qu’ils perpétuent malgré eux à leur échelle. Il reste des moments de communion, des repas, des célébrations. Entre cuisine et musique, peut-être que les deux cultures se reconnaissent l’une et l’autre, comme faisant partie du même bateau. Pour un public familier des œuvres de Wang Bing ou Wang Xiaoshuai, l’étonnement discret est surtout dans la découverte que les chefs de chantier chinois traitent les ouvriers centrafricains comme des ouvriers chinois. Pourtant les rapports de classes insidieux sont perceptibles quand la femme de Luan appelle sa mère en Chine, et lui montre sa grande maison avec les travailleurs à l’intérieur. La scène aurait également pu exister en Chine. Finalement, le plus troublant n’est pas que les deux visions se confrontent ou s’opposent mais se rejoignent. Luan vit ce qu’il aurait pu vivre en Chine, et Thomas reste dans sa trajectoire précaire. Dans la matière de ce documentaire se dresse un paysage mélancolique pour les deux hommes, ou à n’importe quel moment tout pourrait basculer. Et au milieu coule une rivière.
Kephren Montoute
Eat Bitter de Pascale Appora-Gnekindy et Ningyu Sun. République centrafricaine-Chine. 2023. Projeté au Festival Black Movie 2024