Premier long-métrage du réalisateur et second film de ce coffret Cinéma Japonais indépendant contemporain, Noise est un drame rageur plongeant dans les méandres du Tokyo contemporain et de la violence japonaise contemporaine. Basé sur le massacre de Akihabara commis le 8 juin 2008 et ayant fait 7 morts et 10 blessés, le cinéaste propose de décortiquer l’esprit d’une personne pouvant commettre un tel attentat, tout en s’attardant principalement sur les victimes de ce dernier.
8 ans après les événements du massacre d’Akihabara, nous suivons, en parallèle, la trajectoire de divers personnages plus ou moins liés à l’incident et aux victimes de ce dernier.
Cette année sortait aux Editions du CNRS L’enfer du regard de Mita Munesuke, ouvrage sociologique japonais de 1973 qui s’inscrivait dans une recrudescence de la violence, en prenant notamment le cas particulier du meurtrier juvénile Nagayama Norio, dans le Tokyo des années 1960-1970 (sujet aussi du A.K.A. Serial Killer d’Adachi Masao). Cette période a connu une véritable fascination pour la figure du meurtrier (aussi bien celle de Nagayama que celle, plus symboliquement, du meurtrier en général) pour ce qu’il avait à la fois de disruptif et d’emblématique de la société japonaise de 70. L’ouvrage datant de cette époque, cette nouvelle édition propose un petit épilogue se posant la question suivante : que retenir de ce texte aujourd’hui ? Qu’est-il arrivé depuis cette vague de violence qui se situait dans un Japon au sommet de sa croissance ? Il est intéressant de noter que cette nouvelle édition sortait, au Japon, en 2008, l’année du massacre d’Akihabara. Il est aussi intéressant de noter que, depuis 1973, une nouvelle génération de violences perpétrées dans un contexte radicalement différent a vu le jour (on peut, de manière non exhaustive, penser à l’affaire Furuta, Neomugicha, au meurtrier de Kobe, au massacre des personnes handicapées de 2016, à l’attentat contre Kyoto Animation…). Si l’on peut parler d’une « nouvelle » vague de violence qui frappe, c’est peut-être parce que cette fois-ci, à l’inverse du Japon au pic de sa croissance, elle prend place dans un Japon faisant face à la décroissance démographique et la stagnation économique. On ne peut donc pas ressortir la thèse de Mita, vieille aujourd’hui de 50 ans et faisant un constat qui, s’il n’est pas sans rappeler le Japon contemporain, prenait place dans des conditions économiques et sociales radicalement différentes. Le cinéaste dans son film se pose la même question que le sociologue dans son livre tout en semblant lui répondre : comment en vient-on à tuer sans raison, et pourquoi ?
L’axe pris par le réalisateur est formellement et rhétoriquement assez malin : plutôt que de suivre l’assassin du 8 juin 2008 à la manière du sociologue, il s’attarde sur les victimes de l’attaque après que celle-ci ait eu lieu, tout en rajoutant à son casting un potentiel futur assassin, double symbolique du terroriste d’Akihabara. Ainsi, la question éthique et morale vis-à-vis de la représentation du massacre est tout de suite évacuée. Le criminel du massacre d’Akihabara est considéré comme tel, quels que soient ses motifs ou sa situation et est dépeint comme quelqu’un ayant, avant tout, détruit des vies : il n’est pas question de se demander s’il est, lui-même, victime de ses propres actes. Cela est même souligné par le réalisateur dans un sublime raccord temporel en fin de film, dans lequel le double symbolique est mis en lien avec le meurtrier, dans des représentations iconographiques radicalement différentes (l’actuel terroriste est montré comme un monstre, l’autre comme une personne sur le point de basculer). Dans ce même raccord, l’un des personnages du film présenté comme sur le point de basculer (cette fois-ci dans le désespoir et non dans la folie meurtrière) est mis en lien avec sa mère, qui elle, est représentée comme une éternelle victime, un martyr. L’on pourrait presque aller jusqu’à dire que le passé n’intéresse pas réellement le cinéaste : plus que de savoir pourquoi un tel attentat est arrivé, il semble creuser, tout au long de son film, ce qui fait qu’il y aura encore et toujours des meurtriers et des victimes sur ce même modèle du fait des conditions actuelles du Japon.
Le montage du film est, plus généralement, l’un de ses points forts. Son aspect très décousu nous fait passer d’un personnage à l’autre très subitement ; les personnages ne sont donc jamais véritablement introduits par la narration. Nous les découvrons par fragments, tandis que la temporalité du film est tout à fait énigmatique et nous empêche de nous situer pendant une très large partie du récit. Cela nous éloigne donc, dans un premier temps, de véritables enjeux narratifs mais ce qui permet de se concentrer plutôt sur les figures qu’il dépeint (et donc de créer un lien empathique assez fort avec chacun des personnages principaux). Puis, dans un second temps, le film joue cartes sur table avec le spectateur et entre dans le vif de la narration. Le personnage du potentiel tueur, véritable reflet et simulacre de l’actuel meurtrier de la tuerie d’Akihabara, est enfin présenté comme un double qui est sur le point de commettre l’irréparable. L’empathie créée en première partie est donc indispensable et sa qualité de double l’est d’autant plus puisqu’elle permet de décortiquer les potentielles raisons de tels actes, sans pour autant les rationaliser froidement et écorcher la réalité de l’actuel fait divers. Il ne cherche pas à comprendre le tueur de la tuerie d’Akihabara, il cherche à comprendre ce qui peut pousser un Japonais à une telle violence. Ce dispositif qui met sur le même plan les proches des victimes de cette tuerie et un double du tueur permet de souligner le cercle vicieux sur les raisons de cette violence japonaise en même temps que les effets de celle-ci.
Si le sujet n’est pas de comprendre les motivations de l’attentat, celui-ci est tout de même le point de départ de la narration afin de montrer les ressors derrière ce cercle vicieux. La violence de l’attentat, dans le film, a détruit les familles des victimes. Les relations entre les filles et leurs pères, privées de leur mère par l’assassin, sont catastrophiques pour les deux personnages que nous suivons. L’une s’engage dans une voie autodestructrice de délinquance juvénile en s’éloignant totalement de son père et perpétue, tout en la subissant elle-même, une nouvelle violence avec son petit ami, lui aussi adolescent. L’autre tente de s’en sortir en tant qu’idol amateure, puisque totalement délaissée par son père (par la même occasion abusif) depuis la mort de sa mère et va faire face à la précarité de sa situation et toutes les violences allant avec (notamment sexuelles). Enfin, le double du tueur se trouve lui aussi dans une famille dysfonctionnelle : sa mère célibataire abuse psychologiquement de lui jusqu’à le rendre SDF et endetté auprès de yakuzas. Son père, visiblement toujours vivant, est simplement absent. Lui, malgré son innocence totale dans la situation, se retrouve donc à la rue et sans aides. Le socle de la famille, censé être celui qui permet traditionnellement au groupe de fonctionner, ne fonctionne plus et l’État n’est pas là pour le combler, ne proposant à ses personnages précaires rien d’autre que le dédain. Ce dédain étant la flamme qui embrase le cercle vicieux dessiné par le film.
Ce premier long-métrage agit comme un véritable coup de poing. Formellement, il est irréprochable. La mise en scène ne se veut pas clinquante, malgré quelques effets bien trouvés, et permet au montage de prendre toute la place faisant du fragment l’unité aussi bien visuelle que scénaristique du métrage. Thématiquement, il s’inscrit dans la continuité d’une certaine frange du cinéma japonais des années 90 et 2000 (on peut notamment penser à Sono et Miike dans le rapport du Japon contemporain se confrontant violemment à ses structures traditionnelles dépassées, notamment celle de la famille) tout en le renouvelant d’une manière assez maligne : en l’inscrivant dans un Tokyo contemporain ultra-réaliste, s’éloignant de la rage grotesque ou bien du punk grandguignolesque, mais tout en gardant la colère propre aux cinéastes cités précédemment, ici présente sous une forme mélancolique. Ni profondément réaliste, ni profondément idéaliste, Noise est une fresque noire aussi puissante que pertinente dans son regard sur le pays.
Bonus
Présentation du film par le cinéaste : cette courte présentation est très intéressante. Elle introduit le rapport particulier qu’entretient le cinéaste avec l’attentat de 2008. Ses propos, plus frontalement que le film, résonnent tout particulièrement avec L’enfer du regard de Mita Munesuke. Lorsqu’il évoque une situation existentielle où l’on est poussé à choisir entre le suicide ou le meurtre, le trop-plein de vie ou l’annihilation de son instinct, on se retrouve au cœur de l’ouvrage. Ce qui permet donc, une fois le film présenté par le réalisateur, d’avoir la réponse cinématographique et contemporaine à la thèse de l’ouvrage, réponse ne se révélant pas forcément plus optimiste.
Thibaut Das Neves
Noise de Matsumoto Yusaku. Japon. 2017. Disponible dans le coffret Cinéma japonais indépendant en novembre 2023 chez Spectrum Films.