L’édition 2023 du Festival Kinotayo propose, en plus de sa sélection de films contemporains, pléthore de films japonais ou sur le Japon qui ont connu le succès. C’est dans ce cadre que Dans un Recoin de ce Monde de Sunao Katabuchi, initialement sorti en 2016, réapparait sur les grands écrans.
Katabuchi Sunao a d’abord fait ses armes à la télévision puis avec Takahato Isao sur le projet de long-métrage avorté Little Nemo de Kondo Yoshifumi. En 1989, il est assistant-réalisateur sur Kiki la petite sorcière de Miyazaki Hayao. Il tourne son premier long en 2001, Princesse Arete, puis Mai Mai Miracle en 2009, sorti en DVD en France en 2010. Adapté d’un roman, ce premier essai, intéressant même si un peu maladroit, suivait une fillette pleine d’imagination, vivant dans la campagne japonaise après la Seconde Guerre mondiale.
Huit ans plus tard, après une campagne de crowdfunding, il revient avec Dans un recoin de ce monde. Adapté du manga de Kuno Fumiyo, le film suit la jeune Urano Suzu, née en 1926. A 18 ans, en 1944, elle quitte son village proche d’Hiroshima pour se marier et vivre avec sa belle-famille à Kure, un port militaire. Sa créativité pour surmonter les privations la rend vite indispensable au foyer. Comme habitée d’une sagesse ancestrale, Suzu imprègne de poésie et de beauté les gestes simples du quotidien. Les difficultés de ravitaillement en temps de guerre, la perte de proches, et les frappes fréquentes de l’aviation américaine n’altèrent pas son amour de la vie. Mais, en 1945, les bombardements dévastateurs de la ville de Kure, puis la tragédie d’Hiroshima vont mettre à l’épreuve la persévérance et le courage de Suzu.
L’action du film se déroule sur une longue période, entre 1933 et l’automne 1945, soit quelques mois après le bombardement d’Hiroshima. Le spectateur suit le quotidien de Suzu, campagnarde parmi tant d’autres dans ce recoin du monde. Jeune fille étourdie, à l’instar de l’héroïne de Mai Mai Miracle, elle vit dans son monde, mêlant réalité, parfois dure car le pays est en guerre, et rêve, notamment par le biais du dessin, art dans lequel elle excelle. Dès sa plus tendre enfance, Suzu navigue entre ses tâches quotidiennes et le monde tel qu’elle l’imagine. Des scènes font inévitablement penser aux films de Miyazaki Hayao, par exemple celle où elle raconte à sa sœur l’aventure qu’elle a vécue en se faisant enlever par un géant et le stratagème mis en place pour endormir ce gentil monstre ; ou celle au cours de laquelle elle pense avoir rencontré un fantôme affamé chez ses grands-parents. Certaines de ces scènes ont une explication rationnelle (le fantôme est probablement une petite fille pauvre), d’autres non si ce n’est l’imagination débordante de la jeune fille. Le spectateur est donc plongé dans ce monde quasi-fantastique et ce, jusqu’à la fin. Toute scène de la vie quotidienne est prétexte à une réinterprétation artistique, même lorsque le ciel se remplit d’avions et de bombes. Suzu avoue elle-même lors d’une attaque aérienne : « si seulement j’avais un pinceau ». Rarement une scène de guerre n’aura été vue dans un film d’animation sous cet angle, les bombardements se transformant peu à peu en tâches de peinture multicolores. Toutefois, Katabuchi a le talent de mêler imagination et réalité puisque cette divine scène de peinture digne d’un tableau de Van Gogh se base sur le fait historique que les bombes lâchées sur les populations étaient habituellement de différentes couleurs.
L’imagination débordante de l’héroïne et sa mise en scène artistique font de Dans un coin de ce monde un film très différent de ce qu’on aurait pu attendre. Quand on parle de la Seconde Guerre mondiale en animation, on pense évidemment à Takahata Isao et son sublime Le Tombeau des lucioles. Ici, point de pathos (même si Takahata, lui, a très bien réussi ce défi). Katabuchi se contente de raconter une histoire, celle d’une jeune fille, entourée par sa famille puis par sa belle-famille, en plein milieu d’une guerre qui la dépasse et dont elle ne prend conscience que tardivement par le biais des raids aériens qui impactent sa vie quotidienne. Peu à peu, l’ambiance du film se veut moins optimiste : la vie devient plus difficile, des proches meurent, d’autres sont blessés ou mobilisés par la guerre. Pourtant, à quelques exceptions près, la mise en scène demeure colorée comme pour montrer que la vie continue, malgré tout. Le film est amoral voire optimiste par moment, certes, mais demeure ancré dans la réalité. Suzu, point focal du film, subit quelques crises d’abattement. Mais l’amour pour sa famille et son mari ainsi que l’entraide que chacun essaye d’incarner permettent à notre héroïne de se relever à chaque fois plus forte. Katabuchi, par ce procédé, n’essaye pas pour autant de faire preuve d’un patriotisme quelque peu mal placé qu’on aurait pu facilement lui reprocher. Il ne se prononce pas et laisse ses personnages évoluer au gré des saisons. Il pointe par-là une certaine réalité : le quotidien des Japonais ébahis devant tant de navires militaires dans la baie d’Hiroshima, les enfants courant après les sauveurs américains mais surtout, une vie faite de petits moments, et non pas de questionnements sur la guerre. Le cinéaste utilise d’ailleurs de nombreuses ellipses pour mettre en exergue ces instants de vie, qui sont parfois apposés côte à côte à des années d’écart sans forcément de liens logiques. Même la catastrophe nucléaire d’Hiroshima est vécue à distance, les habitants se demandant ce que sont ces lumières étranges dans le ciel ainsi que ce nuage qui reste en place. Sans savoir que ce nuage finira par les tuer…
Dans un recoin de ce monde est un film poétique, mettant en scène le destin de quelques vies et non pas celui d’un pays. Un parti pris audacieux qu’on aurait tort de bouder.
Elvire Rémand
Dans un recoin de ce monde de Katabuchi Sunao. Japon. 2016. Projeté dans le cadre de l’édition 2023 du Festival Kinotayo.