Invisible depuis trop longtemps en Occident, La Cité des douleurs de Hou Hsiao-hsien était projeté en exclusivité dans le cadre du festival Filmosa consacré au cinéma taïwanais, en attendant une ressortie salles en grande pompe l’an prochain. Le film inaugure une nouvelle phase pour le réalisateur et se révèle toujours aussi captivant.
Août 1945. Après cinquante années passées sous le joug japonais, l’île de Taïwan est rendue à la Chine. En parallèle de la nouvelle naissance douloureuse d’une nation, se joue l’histoire tumultueuse d’une famille.
En cette fin des années 80, Hou Hsiao-hsien amorce un nouveau cycle politico-historique sur l’histoire de Taïwan qui va courir sur trois films : La Cité des douleurs (1989), Le Maître de marionnettes (1993) et Good Men, Good Women (1995). La Cité des douleurs est un des premiers si ce n’est le premier film taïwanais à évoquer la « terreur blanche », cette période qui, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, vit Taïwan après 50 ans d’occupation japonaise passer sous la tutelle du Kuomintang (parti nationaliste chinois) dirigé par Tchang Kaï-chek. Ce dernier va établir à partir de 1949 la loi martiale, qui va perdurer jusqu’en 1987, l’assouplissement du régime et l’évolution vers la démocratie se faisant après la mort de Tchang Kaï-chek en 1975 – et ce paradoxalement par le biais de son fils devenu président, Chiang Ching-kuo, grand instigateur de cette répression et qui mourra symboliquement en 1988 pour laisser place à une nouvelle ère. Le contexte est donc propice pour Hou Hsiao-hsien qui va évoquer les premières heures de cette période funeste par le prisme d’une famille, d’une fratrie et des protagonistes gravitant autour d’eux.
L’ampleur de cet arrière-plan historique et l’usage d’acteurs professionnels (si l’on fait exception des trois premiers films de Hou Hsiao-hsien, qu’il renie Cute Girl (1980), Cheerful Wind (1981), Green, Green, Grass of home (1982)) montrent une vraie différence avec le cycle autobiographique qui marqua la reconnaissance du réalisateur : Les Garçons de Fengkuei (1983), Un Eté chez grand-père (1984), Un Temps pour vivre, un temps pour mourir (1985) et Poussières dans le vent (1986). Cependant, le style filmique, certains types de situations (les rixes de voyous) et le choix d’un microcosme à la fois géographique et familial pour déployer son récit, rejoignent finalement ce qu’il a pu faire dans ses travaux précédents.
Hou Hsiao-hsien travaille durant tout le film un équilibre subtil entre distance et proximité. Les grands bouleversements politiques sont évoqués selon cette approche distante (le changement de régime appris par une annonce radio lors de la scène d’ouverture) tandis que leurs conséquences s’observent par cette sphère du village et de la famille. Le rapport à l’occupant japonais est ainsi moins manichéen qu’attendu quand, au moment du départ, se révèlent les solides amitiés nouées entre des Taïwanais et des Japonais pour beaucoup nés sur place et dont le vrai pays représente une terre étrangère. La bascule de certains décors et atmosphère témoignent de ce changement, notamment par le biais de la musique. L’influence japonaise perdure lors de ce passage où les personnages écoutent un extrait de Die Lorelei, le Japon ayant transposé dans sa colonie l’impact de la culture occidentale prégnante dans la société nippone du début du XXe siècle. Peu à peu cependant, les sonorités du film évoluent, un pied dans le passé avec certaines chansons traditionnelles taïwanaises du temps de l’occupation japonaise, puis lors de l’arrivée des nationalistes, une culture chinoise de plus en plus marquée comme la musique de l’Opéra de Pékin entendue dans les restaurants, mais aussi la persistance d’une identité locale lors des fêtes et célébrations où l’on retrouve du chant en dialecte. Cette identité floue et schizophrène va ainsi affecter le quotidien ordinaire et les discussions quand les locaux constateront amèrement que les prix restaient mesurés et le riz ne manquait jamais du temps des Japonais, contrairement au pouvoir continental corrompu.
Le réalisateur procède de la même manière dans la caractérisation des personnages, la fratrie représentant justement toutes les strates de ce rapport aux différents régimes ayant traversé Taïwan. L’impulsif et bougon frère aîné Wen-heung (Sung Young Chen) représente les racines locales, le frère cadet absent et porté disparu exprime les conséquences de la tyrannie japonaise, Wen-leung (Jack Kao) par ses mauvais penchants symbolisera l’avilissement amené par l’influence de la Chine continentale, puis la répression de celle-ci quand il finira à l’état de légume après la torture. Wen-Ching (Tony Leung Chiu-wai) est naturellement isolé par son handicap (il est sourd) des préoccupations et tentations plus terre à terre de ses aînés et incarne, notamment par sa fibre artistique pour la photo, la facette romantique, idéaliste et rêveuse du futur de Taïwan. Sa seule présence apaise la scène, y impose le silence pour ses interlocuteurs de manière diégétique en les forçant à changer de ton du fait de sa surdité, mais bouleverse aussi de manière intradiégétique le dispositif filmique de Hou Hsiao-hsien par l’insertion de cartons pour montrer les échanges manuscrits du personnage avec son entourage. Cela amène une forme de retenue, un refus de l’emphase dramatique lorsque se révèlent les différents drames traversés par les personnages. Il en va ainsi du personnage de Hinomi (Shu-Fen Hsin) dont on entend en voix-off très neutre les écrits dans son journal intime où elle narre les soubresauts du quotidien. L’attrait entre Wen-Ching et Hinomi est donc fort logique, le couple se façonnant un cocon dont l’innocence échappe un temps au délitement ambiant, tout en finissant par en subir les conséquences à son tour.
On retrouve le style de Hou Hsiao-hsien, fait de long plans fixes où la caméra est statique et laisse les humains s’agiter dans son cadre, pour des éclairs de violence et de barbarie, ou afin de capturer la langueur d’un présent apaisé fait de moments de vie, de repas et tâches domestiques. En nous noyant sous les langues et dialectes (le japonais, le mandarin, le shanghaïen), Hou Hsiao-hsien nous donne un instantané de la confusion intime et idéologique régnant à cette période, et expose crûment la répression armée visant à imposer une tendance plutôt que la quête d’harmonie pour un peuple devant se reconstruire. Les respirations ne peuvent venir que de ces longs panoramiques sur la nature entourant le village, travaillant cette idée de distance voulut par le réalisateur de façon plus omnisciente – ce à quoi le score de Tachikawa Naoki contribue grandement. Il y a à la fois une sorte de froideur dans l’observation de ce monde en déliquescence, et une profonde humanité dans la manière dont les destins individuels nous bouleversent. Ces deux approches se rejoignent lors de la magnifique scène de photo familiale à la fin du film, beau moment de communion figeant ce qui sera vite destiné à n’être qu’un souvenir fugace. Hou Hsiao-hsien immortalise par le biais de l’intime ce qui peut enfin être montré, ce qui ne doit pas être oublié par toute une nation. Une des réussites majeures du réalisateur et qui grâce au Lion d’or obtenu au Festival de Venise, contribuera à une reconnaissance internationale bien plus grande pour les années à venir.
Justin Kwedi.
La Cité des douleurs de Hou Hsiao-hsien. Taïwan. 1989. Projeté au Festival Filmosa 2023