Présenté dans la sélection Les Pépites de L’Etrange, cette diffusion de Freeze Me réalisé par Ishii Takashi en 2000 est à la fois l’occasion de rendre disponible une œuvre plutôt rare dans nos contrées, d’autant plus dans nos salles obscures, mais aussi de rendre hommage au cinéaste décédé en mai 2022.
Alors que Chihiro est sur le point d’épouser son compagnon, l’un de ses trois violeurs refait surface dans sa vie et décide, contre son gré, de vivre chez elle. Tandis qu’il lui fait comprendre que ses deux compagnons de crime ne vont pas tarder à le rejoindre dans cette colocation imposée, elle se voit obligée de trouver un moyen de se débarrasser de ses hôtes indésirables.
L’œuvre de Ishii est traversée par la violence sexuelle. S’emparer du rape and revenge n’est donc pas étonnant de sa part. Pourtant, il en livre ici une itération bien étrange et mélancolique. Si le genre s’adresse habituellement au supposé voyeurisme du spectateur afin d’y exercer une douloureuse mais puissante catharsis, dans Freeze Me tant le viol que la « vengeance » de l’héroïne échappent à ce dualisme. Tout d’abord, l’agression qui pèse sur les épaules de Chihiro ne fera jamais l’objet d’une séquence à proprement parler. Elle est avant tout représentée par des images fantomatiques, résidus d’images numériques tournées par ses propres bourreaux lors de l’agression, qui viennent la hanter de manière sporadique et diffuse. Le spectateur n’est ici ni voyeur ni victime, il est témoin du traumatisme subi par Chihiro et qui se manifeste de nouveau. La vengeance, quant à elle, apparaît non pas véritablement comme une vengeance, mais comme une nécessité imposée à l’héroïne : elle ne vient pas réparer un mal qui lui aurait été fait ; elle est obligée par ses agresseurs de se défendre afin de récupérer sa liberté. Le film pourrait faire penser à un négatif du sulfureux A Snake of June réalisé par Tsukamoto Shinya deux ans plus tard. Les deux proposent une autopsie du désir et de la psyché féminine à partir d’un événement traumatisant (une agression sexuelle) et les deux partagent une certaine obsession pour le motif de l’eau. Dans A Snake of June, qui lui est centré sur la jouissance, l’eau est omniprésente sous sa forme liquide, humide, allant de la flaque au fluide. Tandis que Freeze Me, comme son titre le souligne d’ailleurs, explore le pendant solide de l’eau à travers la neige, le froid et bien évidemment la glace. Le film de Tsukamoto étant un thriller érotique chaud et celui d’Ishii un thriller horrifique frigide explorant avant tout le traumatisme insurmontable de son personnage. La jouissance n’a donc pas sa place dans le film puisqu’inatteignable pour Chihiro et par conséquent interdite au spectateur. C’est dans ce même geste qu’il s’oppose aux deux pendants principaux du genre qu’il convoque, refusant tant le voyeurisme traumatique de la scène de viol (lui préférant un refoulement se manifestant au fur et à mesure du film) que la jouissance de la vengeance, qui n’est plus une catharsis mais un fardeau imposé au personnage par ses bourreaux.
Si l’aspect mélancolique et dramatique sont omniprésents, le film n’est étrangement pas sans humour. Sans trop en révéler sur la nature de l’aspect « vengeance » du métrage, ce dernier permet au réalisateur de faire basculer son film dans l’érotico-grotesque en milieu de film. Des scènes de discussions de notre héroïne avec les cadavres de ses agresseurs aux altercations avec ceux-ci qui oscillent entre une tension insupportable et un versant comique sous-jacent, il saupoudre son film d’une inquiétante étrangeté en invitant l’humour aux côtés de la mélancolie et de l’horreur. Il tire de l’érotisme-grotesque la plus haute de ses qualités et la plus cruelle de ses beautés : en alliant l’inalliable, puisqu’il ajoute une dimension tantôt sublimant tantôt ridiculisant le cruel, l’horreur et l’abominable, il permet au malaise de s’installer durablement chez le spectateur. Ce malaise empreint de mélancolie qui naît de cette dimension érotico-grotesque est probablement à l’origine de l’empathie si particulière qui nous lie à Chihiro. Ce n’est ni d’un regard de pitié surplombant, ni d’un regard assoiffé de sang que l’on assiste à ce triste spectacle.
Freeze Me est un film au moins autant singulier que son réalisateur. Sans jamais céder aux affres de la perversion (comme il a pu le faire précédemment dans certaines de ses productions érotiques), Ishii nous met au plus près de son personnage torturé. Malgré ses explosions de violences et une douleur largement partagée avec Chihiro, il en ressort tout de même un film bien plus doux et amer que rageur et tapageur. Et si jusqu’à la fin le réalisateur ne laisse entrevoir aucune issue positive à la souffrance de son personnage, il ne se résout pourtant ni à l’apitoiement ni à la rage, lui préférant l’empathie la plus douce mais cruelle.
Thibaut Das Neves
Freeze Me de Ishii Takashi. Japon. 2000. Projeté à L’Étrange Festival 2023.