Connaissez-vous Izumiya Shigeru ? Chanteur, guitariste, producteur de musique, scénariste, acteur, animateur de télévision, ce touche-à-tout est surtout le réalisateur de deux longs métrages parfaitement inscrits dans les courants punk et cyberpunk des années 1980 : Harlem Valentine’s Day: Blood is Sex et Death Powder.
Izumiya Shigeru commence sa carrière au début des années 70 en publiant plusieurs albums de musique folk contestataire. Il chante contre les autorités politiques, le capitalisme, le consumérisme et le nucléaire. Du classique dans le Japon de l’époque qui sort d’une phase de tourments avec les divers mouvements de contestations étudiantes, d’opposition à la guerre de Vietnam, à l’ingérence étasunienne et à la construction de l’aéroport international de Narita.
En 1978, il collabore avec un jeune réalisateur prometteur, Ishii Sogo, en jouant un petit rôle dans son premier long métrage Panic High School. En 1980, il signe la musique de son deuxième film d’inspiration Mad-Maxienne Crazy Thunder Road et, en 1982, sera acteur et directeur artistique de Burst City, classique du courant punk nippon mettant en scène plusieurs groupes de l’époque dans un Japon post-apocalyptique. 1982 est aussi l’année où Izumiya passe derrière la caméra.
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Harlem Valentine’s Day (1982)
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1982 voit la naissance de la société de production Director’s Company, fondée par Hasegawa Kazuhiko et huit autres réalisateurs dont Ishii Sogo, Kurosawa Kiyoshi, Somai Shinji et Takahashi Banmei. Une société créée et gérée par et pour les réalisateurs. Les trois premiers films, distribués la même année, composent une trilogie informelle. Wolf: Running is Sex de Takahashi Banmei, So Long, my Partner: Rock is Sex d’Uzaki Ryudo et Harlem Valentine’s Day: Blood is Sex d’Izumiya Shigeru.
Comme les films érotiques de l’époque, ces trois œuvres sont parsemées d’ébats sexuels (toutes les 6 ou 7 minutes), histoire de s’assurer un certain succès commercial auprès des amateurs de chair fraîche. Au-delà de cet aspect marketing, ces trois films fleurent bon l’air du temps. Wolf montre le parcours d’un homme réduit à l’état animal et barbare au milieu d’un Japon aseptisé, conformiste et soumis aux logiques marchandes. Le « loup » vit dans un chambre jonchée de détritus avec pour seul mobilier un réfrigérateur rempli de viande, de légumes et de briques de lait. Il passe ses journées à courir les rues, violer des femmes et se battre en poussant des grognements. Cet inadapté social sera réduit à l’état de viande sanguinolente par la société nippone. Dans So Long, my Partner, des jeunes musiciens punks « montés » à Tokyo verront leurs rêves de succès réduits à néant par une industrie musicale dirigée par des yakuzas.
Harlem Valentine’s Day est le plus expérimental des trois films. Izumiya met en scène, dans un Japon futuriste, Ishii, un ancien soldat de la guerre sino-russe devenu fou et à la recherche de sa femme. Izumiya est un cinéaste d’ambiance. Il s’embarrasse peu d’un fil narratif clair et cohérent, de même qu’il explique peu le fonctionnement de ce Japon futuriste. Il se contente de le montrer et d’immerger le spectateur dans cette ambiance nocturne éclairée uniquement par les lumières des néons vifs et des écrans cathodiques de télévision. Une esthétique similaire à celle de Blade Runner de Ridley Scott, sorti la même année, mais avec un budget dérisoire : la pénombre constante du film sert aussi à masquer l’aspect rudimentaire des décors. Porté par une musique techno-funk à la Prince mais sous champignon hallucinogène, Harlem Valentine’s Day reprend aussi l’esthétique punk post-apocalyptique de Burst City d’Ishii (on croise même des punks en veste cuir, les yeux fardés de maquillage, lors d’une scène d’orgie macabre) mais y ajoute une dimension technologique futuriste dès la scène d’ouverture qui montre des modélisations 3D par ordinateur.
Le lieu principal de « l’action » du film est China Stall, un bordel international réservé aux hautes sphères de la société et aux militaires haut-gradés. Il est géré par M. Alpha, un maquereau souffrant de dégénérescence cérébrale (due à une IST ou l’absorption excessive de quelconque drogue ?). C’est le lieu de toutes les excentricités sexuelles et de consommation de psychotropes, préludes à des séquences érotico-planantes. Les prostituées régénèrent leurs corps grâce à une sorte de bain de jouvence. Une scène tournée en extérieur nous montre le soldat fou Ishii déambuler dans le quartier cosmopolite de Roppongi, connu pour ses nombreux bars à hôtesses et ses façades de néons aux écritures anglaises.
Avec ce film d’anticipation, Izumiya reprend des thématiques et esthétiques du courant cyberpunk naissant. Qu’il va développer dans son prochain film.
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Death Powder (1986)
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William Gibson a publié son roman Neuromancien en 1984 et Otomo Katsuhiro publie les épisodes de son manga Akira depuis décembre 1982. Tsukamoto Shinya connaîtra le succès avec Tetsuo en 1989. C’est une période faste pour l’avènement grand public du cyberpunk. En 1986, Izumiya distribue son second film Death Powder qui, s’il ne connaît pas un grand succès à sa sortie, fera l’objet d’un culte et d’une redécouverte au début des années 2010 avec la diffusion sur Internet de plusieurs copies pirates de qualité VHS médiocre, plus ou moins sous-titrées et aux couleurs largement baveuses et délavées. C’est une pièce maîtresse du cyberpunk comme l’explique Mark Player en 2011 dans son article Post-Human Nightmares – The World of Japanese Cyberpunk Cinema.
Du cyberpunk, Izumiya reprend la toile de fond d’un monde post-apocalyptique mais urbain, à la fois détruit et hi-tech, avec ses cohortes de gangs, de chasseurs de têtes, de hackers et de scientifiques fous. L’un de ces scientifiques, le Dr Loo, a créé une femme androïde appelée Guernica et dont le corps sécrète une poudre blanche qui modifie le corps de quiconque l’inhale. Un duo de chasseurs de têtes est chargé de dérober Guernica mais le rapt tourne mal.
Comme dans les films de David Cronenberg et le manga Akira, la modification du corps humain par la chirurgie, l’ajout de prothèses intelligentes ou les effets secondaires de drogues, est l’un des thèmes majeurs de Death Powder. En 1986, la publication d’Akira était déjà bien avancée : Akira était déjà l’empereur d’un Néo-Tokyo détruit et Tetsuo luttait déjà avec les transformations de son corps par l’absorption de diverses drogues expérimentales. C’est certainement l’une des influences d’Izumiya qui se complait à filmer au ralenti et par surimpression la déformation et la mutation des corps, devenant une bouillie de chair monstrueuse aux pouvoirs surpuissants. Izumiya préfigure même Ghost in the Shell de Shirow Masamune avec son final qui voit l’androïde Guernica prendre possession d’un corps humain. Le mélange et le brouillage entre l’humain et la machine est symbolisé à plusieurs reprises par des surimpressions de spermatozoïdes dont le flagelle se transforme en fil électrique.
À l’instar de Harlem Valentine’s Day, les explications sur ce qui se passe à l’écran sont rares. Elles arrivent par à-coups pour éviter de trop perdre le spectateur, dans des séquences de flashback qui mettent en scène le fameux Dr Loo (interprété par le musicien Imawano Kiyoshiro) présenter sa création dans un pastiche de clip musical : « J’ai créé un androïde, la première femme androïde au monde. Profitez du vrai visage des années 90 : les femmes humaines sont des androïdes ! ». Death Powder est un film d’ambiance qui laisse place à plusieurs scènes hypnotiques et expérimentales sur la transformation des corps, avec de nombreux ralentis extrêmes qui donnent l’impression au spectateur de se rouler dans une fange codéinée. On est à l’opposé des styles frénétiques et ultra-cutés d’Ishii Sogo et, plus tard, Tsukamoto Shinya. Tout cela est soutenu par une bande son qui alterne la techno-funk, le rock plus classique et les collages sonores d’ambiance industrielle à la Throbbing Gristle. À la même époque, Ishii Sogo venait de tourner ½ Mensch, film musical avec le groupe de musique indus Einstuerzende Neubauten. Parfaite bande-son de l’époque qui fera des émules, notamment Ishikawa Chu qui composera les musiques de Tetsuo et Tetsuo II: Body Hammer, ou Trent Reznor qui signera le thème musical de Tetsuo: The Bullet Man.
Death Powder est définitivement un film à (re)découvrir pour qui s’intéresse au cyberpunk et à une tendance du cinéma japonais des années 80 : libre, extrême et foutraque.
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Coda
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S’il n’a plus réalisé de films après Death Powder, Izumiya Shigeru n’est pas moins actif. On ne compte plus ses albums, son implication dans plusieurs émissions TV et ses rôles dans des films et séries… très variés. Interprète voix pour Pompoko de Takahata Isao, pêcheur à l’ancienne dans Allons à la campagne, à la montagne, au bord de la mer d’Obayashi Nobuhiko, pourriture psychopathe dans Heat After Dark, le premier film de Ryuhei Kitamura, ou détective dans la série policière Keizoku. Son nom apparaît dans près de 150 projets.
Marc L’Helgoualc’h