VIDEO – Tetsuo de Tsukamoto Shinya : aliénation maximale

Posté le 27 mai 2023 par

Après de nombreuses années d’attente, enfin une édition vidéo balayant l’éclatante filmographie de Tsukamoto Shinya, réalisateur phare du cinéma underground japonais, voit le jour. 10 films dans un riche coffret, tel est le programme proposé par Carlotta Films. Parlons dès à présent de son premier long-métrage, ce monument du cyberpunk qu’est Tetsuo.

Un accident de voiture va mener un salaryman aux confins de l’exploration de son corps et de la folie. Devenu un homme de métal, tout sera détruit…

Sur le papier, Tetsuo est un petit film de genre, bricolé par un cinéphile dans son garage avec des bouts de tuyaux, des morceaux de ferrailles et une caméra 16mm. Et pourtant, ce petit long-métrage d’à peine 1h06 est le premier tour de force de son réalisateur, le bien inspiré Tsukamoto Shinya, dont la réputation dans le cinéma underground japonais n’est plus à faire. Tetsuo a été une déflagration dans le milieu des cinéphiles en 1989, qui s’est imprimée le long des années 1990 et encore aujourd’hui. Darren Aronosky a clairement été influencé par son esthétique noir et blanc métallique pour Pi, et difficile d’imaginer que Julia Ducournau, Palme d’Or pour le film de body-horror Titane en 2021, n’a jamais vu ce film.

Tsukamoto a passé 15 ans à s’exercer en quasi-amateur en super 8, et Tetsuo est toujours un film créé en auto-production par sa compagnie théâtrale, devenue maison de production, le Kaijyu Theater. Les effets utilisés dans le film, comme le stop-motion, les divers accessoires tels que les tuyaux, les morceaux de métal, les écrans cathodiques, tout ressemble à un film complètement artisanal réalisé avec du matériau de récupération. Et pourtant, avec ces maigres moyens, Tsukamoto, qui occupe quasiment tous les postes créatifs-clés, va laisser parler toute son inspiration de metteur en scène de cinéma, et montrer sa qualité de visionnaire des arts visuels.

Nous disions que le moyen-métrage Denchu-Kozo, son précédent travail, était une merveille plastique. C’était d’autant plus notable qu’il s’agit clairement d’un essai, un objet filmique peu dégrossi visant à montrer un potentiel qui mériterait d’être affiné. Tout comme le personnage de Tetsuo atteint une nouvelle forme, une nouvelle existence à travers les morceaux de métal qui sortent de son corps et qu’il aspire, le cinéma de Tsukamoto commence réellement avec Tetsuo, qui est déjà un univers complet, aussi graphique que narratif ou politique. Dans le cinéma indépendant japonais, il y a clairement un avant et un après Tetsuo, et on sait à quel point la culture japonaise, autant que l’américaine au moins, influence le reste du monde. Tsukamoto utilise des débris comme accessoires mais il les transforme en volumes esthétiques, il en fait ressortir la rugosité, il montre la vitalité des corps à travers leur contact violent avec la ferraille. Le noir et blanc de la photographie devient chromé, et les effets spéciaux, lors des transformations des corps, sont impressionnants et tétanisants. La caméra qui se balance sèchement, le montage saccadé, et le maquillage des acteurs n’est pas sans rappeler l’expressionisme allemand du Dr. Caligari, Nosferatu, et Metropolis (l’une de ses aspirations avérées) ; tout cela contribue à former une bombe esthétique. Tetsuo n’est pas seulement notable par la qualité de ses plans ou le relief, le grain de sa photographie : son rythme, qui trimballe le spectateur à 100 à l’heure, et qui parfois se fige, lors de moments d’horreur pure, est à la fois sa singularité suprême et la manifestation d’une intention politique forte.

Le cinéma japonais des années 1960 et 1970 n’est pas sans œuvres éminemment politiques et violentes, voire sadiennes. Mais Tetsuo est un point de bascule, qui termine ces réflexions autour du capitalisme, les dépouille de toute solution possible, pour n’en proposer qu’une image de destruction totale. C’est d’ailleurs le but avéré par les deux rivaux de l’histoire qui se retrouvent : détruire Tokyo, la plus grande mégalopole du monde, une ville futuriste et pour laquelle on serait tenté d’y assimiler le Japon et les Japonais tout entier. Ce n’est pas pour rien que le personnage du fétichiste, celui qui fait dégénérer les corps et qui est incarné par Tsukamoto lui-même, a une allure de punk ; la devise « no future » lui sied tellement. À côté de cela, Tetsuo est un ballet des corps, où le corps d’hommes et de femmes vivent leur existence par la douleur profonde et par le sexe, parfois les deux en même temps, et où le romantisme est pastiché au profit d’une poésie du chaos. Tsukamoto questionne l’être humain non pas par ses actes et son Histoire, mais son présent immédiat, les sensations de son corps et son instinct, presque animal.

Les Japonais, représentés par Tetsuo et sa figure de salaryman victime du quotidien, souffrent de cette pression constante sur eux ? Alors Tsukamoto répond par une démarche esthétique de destruction et déformation des corps. À travers le film Tetsuo, jamais la fiction n’aura connu meilleure catharsis.

Bonus

Présentation de Jean-Pierre Dionnet (Studiocanal 2002, 3 min). Un module une nouvelle fois issu de l’ancienne édition DVD Studiocanal, qui comporte maintenant des informations datées, mais qui demeure plaisant à revoir, conservé, rétrospectivement, pour peu que l’on ait suivi les sorties vidéos asiatiques marquantes (le bipack Tetsuo de Studiocanal en est une).

Interview d’époque de Tsukamoto Shinya (Studiocanal 2002, 6 min). Tsukamoto évoque le cyberpunk qui l’a influencé et comment le Japon a pris d’assaut le genre dans les années 1980. Il revient sur le côté artisanal de sa production, et rappelle qu’il était impossible de disposer d’un budget important dans le cinéma indépendant. Il détaille précisément quelques effets spéciaux, notamment le stop-motion.

Interview d’époque de Tsukamoto par Jean-Pierre Dionnet (Studiocanal 2002, 17 min). Par les questions plus précises de Dionnet, Tsukamoto analyse son œuvre plus précisément. Il explique que le cinéma lui fait occuper plusieurs postes créatifs et que c’est ce qui l’intéresse. Il revient sur ses premiers films, à 14 ans en 8mm, puis à 26 ans comme publicitaire, période durant laquelle il a ébauché Tetsuo en parallèle à son travail. Il évoque la charge érotique qu’il a cherché à infuser dans Tetsuo.

Maxime Bauer.

Tetsuo de Tsukamoto Shinya. Japon. 1989. Disponible dans le coffret Shinya Tsukamoto en 10 films paru chez Carlotta Films le 17/05/2023.