En 1968, le réalisateur français Louis Malle présente une série documentaire de sept films narrant son voyage de près de quatre mois en Inde. Un retour à une caméra du réel qui va marquer un nouveau tournant dans la carrière du cinéaste. Dans le cadre d’une rétrospective, L’Inde fantôme ressort en version numérisée par Gaumont, grâce au distributeur Malavida.
Après un premier voyage en Inde, en 1967, pour présenter plusieurs films français, Louis Malle décide de repartir en 1968 avec une petite équipe de tournage dans le pays, subjugué par la richesse culturelle et sociale du sous-continent. Divisé en sept épisodes thématiques d’environ 50 minutes, de façon plutôt arbitraire et non chronologique, L’Inde fantôme marque une rupture dans le travail cinématographique du réalisateur. Au croisement entre le documentaire, le journal de bord, le cinéma et le journalisme, l’œuvre produite se caractérise par un rejet du planifié et des préconceptions. Les plans sont spontanés, sincères et se suffisent presque à eux-mêmes. Le commentaire que déroule Louis Malle, issu de ses carnets de voyage, donne néanmoins à entendre une pensée sensible qui permet d’appréhender la force sibylline des images prises sur le vif.
“Voilà ce film : d’un côté des réflexions, un monde à moi, entièrement subjectif. De l’autre le contraire. Les réalités économiques qui ne veulent pas que je rêve. Sans arrêt j’ai fait l’aller-retour des choses à moi, de moi aux choses. Presque toujours, la réalité a pris le dessus.”
S’il serait bien prétentieux de résumer ici près de sept heures de documentaire, il faut d’abord souligner que L’Inde fantôme est l’histoire d’une absence et d’une omniprésence : celle du rêve et du fantasme, celle de l’Autre et de son regard.
C’est aussi celle d’une recherche : où est l’Inde ? Que filmer ? Tout le premier épisode du documentaire se consacre à ces questions essentielles qui se construisent en opposition à une vision eurocentrée longtemps subie par le pays. Justement intitulées “Le Regard impossible”, ces 50 minutes d’introduction s’ouvrent par la quête d’une Inde véritable : immédiatement, la petite équipe est cependant confrontée à l’hostilité et la méfiance des populations rurales qui voient la caméra comme une menace. Dans un mélange de pudeur et d’outrage, deux paysannes travaillant la terre, accroupies, insultent les intrus qui tentent de voler leur image.
Interrogée, la place de la caméra devient alors la problématique centrale de la démarche de Louis Malle. Le cinéaste se distance de sa volonté de faire sens, jusqu’à faire parfois complètement taire sa propre voix, laissant la caméra prendre son indépendance et être emportée par le quotidien et l’inconnu.
“Peu à peu nous avons découvert la simple liberté de ne pas vouloir à l’avance, de ne pas décider ce qu’on va filmer, ni le sens de ce qu’on va filmer. Nous suivons la caméra, c’est elle qui nous guide. En tout cas nous ne filmons pas pour vérifier une idée, pour la démontrer”
A travers le regard de l’Autre, capturé instinctivement par la caméra, on découvre une Inde mosaïque et complexe, aux conceptions métaphysiques, sociales et politiques parfois impossible à saisir complètement. Dans un abandon salvateur, Louis Malle déambule de danseuses en prêtres, de tribus en villages, de célébrations en cérémonie, sans but précis. Filmant le vacillement des passions d’un pays se contredisant à chaque chemin, le réalisateur et son équipe gênent, intriguent, fascinent. Face aux rites des Indes ancestrales, ils disparaissent finalement, ne devenant que des témoins parmi les autres de gestes reproduits à l’identique depuis la nuit des temps, de sociétés inchangées et inchangeables.
Confronté notamment à la difficile question des castes, Louis Malle fait part de son désarroi d’étranger face à un système qui détermine dès la naissance l’existence de tout un chacun, au rigide opposé des conceptions de libertés individuelles prônées par les philosophies occidentales de l’époque.
Dans cette Inde pré-libérale, encore éloignée des affres de la mondialisation et de l’industrialisation, les images de Louis Malle offrent aussi à voir les fantômes du colonialisme anglais, dont le pays n’arrive pas totalement à se relever. Ce sont aussi les prémices d’une radicalisation de l’intolérance qui se dessinent, avec l’émergence politique du Shiv Shena, parti ouvertement islamophobe et xénophobe, dont l’héritage tragique se retrouve aujourd’hui à la tête du gouvernement indien. Capturant l’essence d’un pays au carrefour de son identité, Louis Malle peint ainsi le portrait d’un certain berceau de l’humanité. Un instantané qu’il sait être amené à s’évanouir avec le temps.
“En Inde nous avons fait la découverte émerveillée d’une autre façon d’être, une autre façon de vivre et de voir les choses, dont nous avons tous plus ou moins la nostalgie, comme d’un secret perdu à jamais. Mais nous avons senti tout le temps qu’il s’agissait d’un monde en sursis”
Chaque épisode peut se regarder indépendamment, même s’il est recommandé d’avoir au moins vu le premier pour appréhender la démarche particulière du réalisateur.
- Épisode 1 : La caméra impossible
- Épisode 2 : Choses vues à Madras
- Épisode 3 : La religion
- Épisode 4 : La tentation du rêve
- Épisode 5 : Regard sur les castes
- Épisode 6 : Les étrangers en Inde
- Épisode 7 : Bombay
Audrey Dugast
L’Inde fantôme de Louis Malle. France. 1969. En salles le 08/02/2023