Comment s’aventurer dans un nouvel (énième ?) film de Hong Sang-soo quand, après avoir vu tous ses films (du Jour où le cochon est tombé dans le puits en 1996 à Introduction en 2021), on a ce sentiment d’avoir cerné l’auteur, d’en avoir même un peu fait le tour ? Les films du cinéaste coréen mettent le spectateur cinéphile (celui, complétiste, soucieux d’embrasser la filmographie entière d’un auteur) face à deux postures : celui d’un ami, attaché à visiter souvent une connaissance pour en prendre des nouvelles ; ou celui d’un critique, passant chaque film au tamis du jugement. The Novelist’s Film, projeté au Black Movie 2023, remet au défi les aficionados de l’auteur.
Avec ce 27ème film, on peut désormais ordonner le cinéma de Hong en plusieurs catégories, en autant d’éléments qui, recomposés de façon variable, rendent chaque film à la fois similaires ensemble et différents dans leur recomposition. Celui-ci serait à ranger au rayon des « Hong noir-et-blanc« .
Une part importante de l’intérêt d’une frange cinéphile à l’égard du cinéaste (au-delà d’une suspicieuse attache pour la fragilité d’une Œuvre composée avec peu de moyens, d’un auteur honni dans son pays et qui drague l’imaginaire Nouvelle Vague), cet intérêt repose sur les micro-variations déclinées de film en film, à l’image – ressassée mais juste – du Cézanne variant dans ses tableaux ses meules de foin en autant de lumières du jour. Quel plaisir alors trouver dans ces variations ? Celui-là même que procurent les séries : trouver le même et la différence, en même temps. Reconnaître et être surpris. Et chaque nouveau Hong Sang-soo est un coup de dés. Réussira-t-il cette opération magique, comme il le fait avec brio dans Un jour avec, un jour sans, Conte de cinéma ou La Femme qui s’est enfuie ? Pour en trouver la réponse, sondons, en l’occurrence, quelle pierre le film apporte à l’édifice du cinéaste. Le noir et blanc de The Novelist’s Film diffère des ombres ouatées de Matins calmes à Séoul, du chromatisme éteint de Grass, et même du blanc étouffant de Hotel by the River. Ici les noirs sont denses, presque saturés. Les deux couleurs semblent comme brûlées l’une aux contacts de l’autre, exprimant les émotions abrasives des personnages.
Parmi ce qui détonne le plus de ce qu’on connaît du cinéaste, c’est la confirmation d’une nouvelle venue dans sa troupe. Si on retrouve les pensionnaires de l’auteur : Kim Min-hee, Kwon Hae-hyo, Seo Yong-hwa et Ki Joo-bong, c’est la présence, pour la deuxième fois, de la légendaire actrice Lee Hye-yeong (star du cinéma coréen des années 80, 90) qui surprend. Après Juste sous vos yeux, elle revient pour tenir à nouveau le rôle principal, point de focal depuis lequel rayonne le film et se déploient les récits des autres protagonistes.
Semblablement intemporel (les films de Hong laissant apparaître peu de marqueurs de leur époque, dans un souci de faire conte), celui-ci nous parle pourtant bien depuis un temps marqué : les personnages, dont celui de Lee Hye-yeong, apparaissent souvent masqués. La pandémie du Covid, aux répercussions visibles en Asie de l’Est, est allé jusqu’à poser son empreinte dans les films immaculés de Hong Sang-soo. Cela donne d’autant plus de chair à un cinéma qui a depuis longtemps abandonné la question des corps (pourtant fondamentale dans les premiers films du jeune auteur).
Tout se déroule en périphérie de Séoul. Séoulite à ses débuts et jusqu’à très récemment, il semble que l’auteur vieillissant s’en écarte, allant à la marge, à l’image de son Œuvre qui a toujours tendu à se décentrer pour atteindre une sobriété claire du style. Là, deux femmes, qui semblent avoir été amies de longue date, se retrouvent devant une librairie et échangent des banalités (le temps passé, le poids pris, le dernier livre lu) avant d’aborder le vrai sujet : pourquoi se sont-elles perdues de vue ? Pourquoi celle qui est partie n’a pas recontacté celle qui est restée ? Ce glissement des conversations, ce geste qui va du small talk à l’expression des blessures, résume en lui-même le geste authentique du cinéaste : de la pruine des apparences, d’une surface banale, atteindre à l’os de la vérité (souvent à grand renfort de soju). Et ce 27ème film n’échappe pas à la règle. À la différence, une fois de plus, que les premières confessions du film ne se délivrent pas autour de l’alcool mais d’un thé. Les deux amies évoquent notamment ce phénomène culturel passionnant et certainement commun à tous : l’une disait qu’elle lisait avant les livres qu’elle se sentait devoir lire, tandis que désormais, elle lit les livres qui l’attire. Cette sagesse toute socratique (« Connais-toi toi-même« ) assure une fois de plus de l’évolution d’un auteur vers une certaine ataraxie.
De cette sérénité, matinée d’une nostalgie accrue, qu’est-ce que The Novelist’s Film a à offrir comme émotions en partage ? Par-delà la routine du cinéaste et dans laquelle le récit se coule, par-delà aussi ce cinéma verbeux, apparaît une scène d’une beauté simple : celle où la fille de la protagoniste apprend aux deux femmes le langage des signes (on présume alors que Hong a vu le Drive My Car de Hamaguchi). Se dévoile alors une scène de dialogue tout en jeux de main, autour d’une tasse de thé, contrastant avec la traditionnelle séquence de disputes enivrées autour des bouteilles de soju. Une grande partie des films de l’auteur repose sur ces moments d’épiphanie : dans une mécanique huilée (et, en l’occurrence, un brin rouillée), émerge, à l’improviste, des moments d’une douceur pure.
Cette douceur, consubstantielle de l’auteur, elle vibre ici dans la relation entre les personnages de Lee Hye-yeong et de Kim Min-hee. La rencontre entre les deux se fait au détour d’un raccord regard : depuis une tour, le personnage de Lee Hye-yeong, regarde un chemin. S’en suit alors un plan de grand ensemble (avec forcément un zoom avant), dont la dimension détonne soudainement dans le cinéma de HSS (lui si près des silhouettes dans l’espace). Entre les deux vedettes du cinéma arty coréen, toutes deux attachées à deux époques distinctes, il y a une sorte de filiation artistique dont Hong se fait le trait d’union, le généalogiste dilettante. À travers ces deux figures, accueillies sous la chapelle du cinéaste, ce qui saisit, plus peut-être que dans aucun autre de ses films, c’est la façon dont chaque personne, sobre ou ivre, est souvent dans un rapport de séduction subtil ou de rejet frontal des autres. Tout ici repose sur des rapports d’attraction ou de répulsion des personnes les unes envers les autres. Tout Hong Sang-soo ne peut se voir que comme un précipité de physique-chimie pour évaluer, à l’échelle des sentiments humains, la faculté d’attraction des personnes. Mais l’émulsion semble d’autant plus probante dans cette The Novelist’s Film marquée par une société covidée, où les rapports humains se crispent ou se détendent à l’extrême.
Sans rien révéler de la fin, le dernier plan offre une surprise elle aussi simple, révélant un horizon solaire par une grâce toute bucolique et une sensibilité badine. Mention également à la scène post-générique, dont toute la beauté fondée sur la silhouette de Kim Min-hee, nous rappelle combien le Hong Cinematic Universe nous offre une alternative diamétralement opposée aux grands studios hollywoodiens.
P.S. : Hong Sang soo : voilà un artiste qui, quoiqu’on qu’on pense de son cinéma, quoiqu’on connaisse de son Œuvre, génie du minimalisme sentimental ou imposteur et ersatz de Rohmer, est un artiste dont l’intégrité, la capacité à fouiller un style sous toutes ses coutures reste permis aussi par les festivals et les institutions qui le protège, le rassure et lui garantisse une visibilité à travers le monde.
Flavien Poncet
The Novelist’s Film de Hong Sang-soo. Corée du Sud. 2022. Projeté au Black Movie 2023.