FESTIVAL DES 3 CONTINENTS 2022 – 36 Chowringhee Lane de Aparna Sen

Posté le 26 décembre 2022 par

Principalement connue en Inde en tant qu’actrice du cinéma bengali dans les années 1960-1970, Aparna Sen surprend en 1981 avec la sortie de 36 Chowringhee Lane, un film qu’elle a elle-même écrit et réalisé. Malgré son maigre succès commercial, le long-métrage est salué par la critique et marque les débuts d’une réalisatrice engagée et audacieuse. Le Festival des 3 Continents de Nantes projetait l’oeuvre restaurée pour la première fois en France. 

La jeune Aparna Sen fait ses débuts en 1961, au sein de l’anthologie Teen Kanya, réalisée par Satyajit Ray. C’est ce dernier qui lui conseille, à l’aube des années 1980, de réaliser son propre film après avoir lu un de ses scripts. Très intéressé, l’acteur et producteur Shashi Kapoor, dont la famille règne alors sur Bollywood, s’engage avec elle dans l’aventure.  En 1981, 36 Chowringhee Lane voit le jour. Ancré dans le cinéma parallèle bengali, qui l’a révélée et qu’elle affectionne, le film s’intéresse à un sujet, encore aujourd’hui, peu traité : le sort des Indo-Anglais restés dans le pays après le départ britannique en 1947. 

36 Chowringhee Lane est l’adresse d’une femme d’âge mûr, Violet Stoneham. Professeure d’anglais et spécialiste de Shakespeare dans une école pour filles de Calcutta, elle habite seule avec son chat dans un petit appartement à la décoration vieillotte. La nièce qu’elle chérissait est partie vivre avec son époux en Australie, et son frère sénile demeure en maison de retraite. Son quotidien va être bouleversé par le retour dans son quotidien d’une ancienne élève Nandita (Debashree Roy) et de son amant Samaresh (Dhritiman Chatterjee). 

Interprété par la talentueuse actrice anglaise Jennifer Kendal, le personnage de Violet Stoneham irradie la caméra de Sen par son tragique et sa tendresse. Incarnant une génération née en Inde et emprisonnée dans un terrible entre-deux identitaires, Violet Stoneham voit peu à peu le monde qu’elle connaissait disparaître à jamais, impuissante. 

Entre longs travelings en extérieur et plans intimistes en intérieur, Aparna Sen filme son quotidien monotone, de son départ pour l’école à son retour désabusé face à un ascenseur défaillant qui la force à gravir les marches de son grand immeuble. Le passé hante son regard doux. C’est dans une scène de retour dans le temps, absolument bouleversante et remarquablement réalisée que nous est dévoilée sa jeunesse. Les plans, en noir et blanc, se répètent et se coupent, abîmés comme un vieux souvenir. La musique est de plus en plus angoissante, transformant en cauchemar le rêve d’une jeune femme, condamnée à demeurer une éternelle fiancée.

La compagnie de son ancienne élève et de son petit-ami va un temps réconforter cette vieille fille en manque d’affection, même si les deux amants se servent d’abord d’elle pour occuper en journée son appartement, afin d’être libres de s’aimer. Aparna Sen n’hésite alors pas à filmer des scènes particulièrement osées pour l’époque en Inde, assumant la sexualité de ses personnages, qui ne sont pas encore mariés. Les corps sont filmés avec un délicat érotisme, sans jamais tout à fait se dévoiler.

Si par sa singularité le long-métrage s’inscrit en partie dans le courant du cinéma parallèle bengali, il faut noter un aspect complètement original de 36 Chowringhee Lane : ses dialogues sont uniquement en anglais. Une première que la réalisatrice réitérera dans deux autres longs-métrages, Mr. and Mrs. Iyer (2002) and 15, Park Avenue (2005). Si l’histoire du long-métrage l’exigeait, cette particularité est sans doute ce qui explique son faible succès au box-office à l’époque, dans un pays où l’anglais était alors toujours l’apanage des élites et des citoyens éduqués.

Pari réussi en tout cas pour les critiques et le monde du cinéma, qui récompensent Aparna Sen en 1981 du National Award de la meilleure réalisation “pour avoir orchestré avec succès les éléments créatifs et techniques de son premier film, pour un portrait poignant de la solitude dans la vieillesse et pour avoir mis sur grand écran une situation fidèle à la réalité de l’Inde post-indépendance.”

Audrey Dugast

36 Chowringhee Lane de Aparna Sen. Inde. 1981. Projeté au Festival des 3 Continents 2022.