Plus de vingt ans absent des salles, le film culte de Hou Hsiao-hsien, Millennium Mambo, qui a séduit le monde entier en 2001, revient chez nous. L’œuvre qui révéla l’actrice Shu Qi et qui permit au cinéma de son réalisateur d’entrer dans la modernité en portraiturant la jeunesse urbaine, voit sa beauté visuelle et sonore redécouverte grâce au travail de restauration 4k de Orange Studio.
Vicky se remémore le passé, dix ans auparavant, au début des années 2000. Elle était en couple avec Hao-hao. Mais cela ne se passait pas toujours bien. Alors qu’elle va souvent faire la fête en boîte, elle rencontre Jack, un mafieux zen qui lui apporte plus de sérénité.
Millennium Mambo est une expérience visuelle et sonore inédite, qui ne prendra jamais une ride. Quatre artisans de Taïwan, parmi les plus importants du monde du cinéma, occupent des postes techniques clés : Tu Duu-chih à l’ingénierie du son, Mark Lee Ping-bing à la photographie, Lim Giong à la bande originale et Hou Hsiao-hsien à la mise en scène. Tous sont des mastodontes dans leur patrie, et tous, en 2001 se connaissent parfaitement depuis de nombreuses années. Les yeux attentifs verront que le cinéma de Hou a commencé à changer de forme dans Les Fleurs de Shanghai, avec des mouvements de caméras légers, aériens, dans une atmosphère colorée opioïde… Qui n’est autre que la signature de Mark Lee Ping-bing ; son rôle dans l’évolution du travail de HHH est crucial. Aux premiers jours du XXIe siècle, débarrassé d’éventuels toussotements liés à l’appréhension de ce nouveau style, Hou peut enfin faire le portrait de la modernité, à travers un scénario très subtil de sa plus grande collaboratrice, la romancière et scénariste Chu T’ien-wen.
L’introduction du film, montrant Shu Qi en voix-off déambulant sous un tunnel la nuit, est réputée parmi les plus belles du cinéma. Les sonorités techno de Lim Giong n’y sont pas pour rien. Elles agrippent le spectateur aux images et inondent les yeux et les oreilles d’une douce mélancolie. Le film sort en 2001 mais la voix-off se place dix ans plus tard pour parler du présent de la sortie. Mais se situe-t-elle vraiment dix années plus tard ? N’est-ce pas le personnage de Vicky qui entre en introspection dans le présent ? Le sujet du film, surmonter une relation toxique, est traité de telle manière à être universel à tous les niveaux. Hao-hao peut être tour à tour vu comme le petit-ami masculin pervers narcissique (et le sujet demeure ô combien d’actualité), ou comme une ombre plus métaphorique, celle d’une contrainte sur la jeunesse, une jeunesse qui commence à se libérer après des années de ligotage par des forces supérieures malfaisantes. Les réalisateurs de la Nouvelle vague taïwanaise, dont fait partie Hou Hsiao-hsien, ont suscité l’intérêt de divers publics à grande échelle pour leur capacité à évoquer le passé de Taïwan sous le régime de la colonisation japonaise et du Kuomintang. Il y a fort à parier que Hou ne veuille pas ou plus citer ces éléments de manière franche, car il l’a déjà fait, mais plutôt parler de l’après.
Et après ? Que deviennent les jeunes Taïpéiens dans cette société trop vite libérée ? Ils se laissent aller à leurs désirs, s’ouvrent à toutes les possibilités, mais au risque de voir le piège se refermer. Tout comme les « fleurs » des Fleurs de Shanghai vont de pair avec la consommation d’opium, la nuit de Millennium Mambo est traversée par la consommation de drogues et la pratique de métiers à la morale douteuse. Vicky, par exemple, semble devenir escort-girl pour le compte de Jack. Tout comme Jack voit inscrit sur son corps le profil de mafieux, de par ses tatouages à la japonaise. Notons d’ailleurs que la plupart des personnages, exception faite pour Vicky, portent le nom de l’acteur ou de l’actrice qui les composent. Hou Hsiao-hsien a toujours aimé offrir au cinéma des films à la narration sophistiquée, voire compliquée. Millennium Mambo est l’aboutissement de cette forme d’art. Il exalte certes les sens, mais joue également avec un aspect macro et micro de ses thématiques pour créer un univers complexe, à la fois attaché au réel et à la réalité des nouveaux Taïwanais, et plongé dans une rêverie permanente. En somme, une ivresse provoquée non pas par les substances absorbées par les personnages, mais le tournis d’un monde libéré sans objectif bien établi. À ce titre, Millennnium Mambo fait largement écho à The Terrorizers d’Edward Yang, dont le final montre une succession d’images incohérentes et non linéaires pour aboutir à une héroïne en plein malaise, frappée par le vertige.
Hou Hsiao-hsien est entré dans le cinéma avec la ferme intention d’ouvrir les Taïwanais à leur histoire, impliquant de revenir dans des éléments passés, montrer la paysannerie et les Taïwanais Han autochtones parler le minnan. Rien ne prédestinait le réalisateur, à 50 ans passés, d’accoucher d’un film aussi moderne et immortel sur la capitale du pays, qu’il connaît si mal et qui n’est pas son univers. S’il doit lui rester un trait de ses précédents travaux, il s’agit bien de cette forme contemplative, qui faisait déjà la beauté de tous ses précédents opus depuis Les Garçons de Fengkuei en 1984. Millennium Mambo marque un tournant dans le cinéma de Hou Hsiao-hsien et de Taïwan, et a montré au monde entier les qualités d’actrice (déjà bien existantes mais sublimées) de Shu Qi, jouant l’errance avec une gravité sans précédent, faisant d’elle une icône adulée du monde chinois et au-delà.
Maxime Bauer.
Millennium Mambo de Hou Hsiao-hsien. Taïwan. 2001. En salles en version restaurée 4k le 19/10/2022.