Orozco The Embalmer est un documentaire de Tsurisaki Kiyotaka sorti en 2001, et disponible en DVD et Blu-Ray chez Tetrovideo, ou bien directement sur la chaîne YouTube du réalisateur (en espagnol non sous-titré). Après avoir commencé sa carrière dans l’industrie pornographique au début des années 1990, puis dérivé vers la photographie de cadavres pour des magazines par la suite, le réalisateur revient à l’audiovisuel dans ce qui sera le premier film d’une série de trois long-métrages autour de la mort. Si cette série, aussi appelée trilogie « shockumentary », est déroutante, éprouvante, peut même parfois s’avérer révoltante, Orozco en est l’opus le plus touchant et le plus humain à bien des égards.
On y suit Orozco, habitant d’El Cartucho, quartier de Bogotá en Colombie (et souvent dépeint comme étant la zone plus criminelle et la plus pauvre de la capitale), exerçant son métier de thanatopracteur. Du fait de la teneur des images qu’il présente, il s’agit d’un documentaire assez particulier, méritant un solide avertissement avant de s’y plonger. La vision d’un réel cadavre dans un film constitue en soit un choc, étant donné la rareté de sa présence au cinéma et dans les productions audiovisuelles en général. Mais ici, le documentaire va plus loin : il montre tout le procédé d’embaumement, et donc met en scène des manipulations très violentes et graphiques sur les cadavres. Si de nombreuses légendes urbaines gravitent autour du film (contrairement à ce que l’on dit, on ne voit ni meurtres ni agressions, on ne voit par ailleurs personne mourir, uniquement des morts), après démystification, le film présente tout de même des éléments que d’aucun ne penserait voir dans sa vie.
La mort non simulée au cinéma, si rare, est tout de même présente dès les origines du médium, notamment au travers d’exécutions filmées dès le début du XXe siècle. Si elle prend de nombreuses formes tout au long de l’histoire du cinéma (avec aujourd’hui un accès décuplé à la mort en direct avec les formes audiovisuelles numériques), c’est celle du mondo movie qui nous intéresse particulièrement dans le cas d’Orozco.
Le mondo est un sous-genre cinématographique documentaire s’attardant à filmer des cultures, mœurs et pratiques étrangères dépeintes comme exotiques. Rapidement, le genre s’offre au sensationnalisme et donc à l’exposition d’images choquantes : rituels étranges, violences sur des animaux, et surtout, monstration crue de la mort, chez les animaux comme chez les humains. Mais attention, beaucoup de mondos jouaient sur une ambiguïté entre cinéma documentaire et réel, en montrant des images ultras violentes qui n’avaient en fait rien de réel, notamment des mises à mort complètement truquées. Même si le genre se rapproche d’une mort mise à nu, il garde tout de même un pied dans la fiction et le cinéma d’exploitation.
Orozco The Embalmer s’inscrit en partie dans cette tradition documentaire, étant un film japonais tourné dans un milieu totalement étranger au sien, autant géographiquement, culturellement et économiquement, pour y documenter une certaine pratique mortuaire : l’embaumement. Orozco fait office d’embaumeur des pauvres, ce dernier brade ses prix pour permettre à n’importe qui d’accéder à ses services, les habitants d’El Cartucho vivant dans une misère monstre. En plus de pratiquer majoritairement la crémation au Japon, renforçant cette distance presque exotique entre le film et l’objet du film, ce qui intéresse Tsurisaki est de montrer un service de dignité qui est normalement accessible à la majorité de la population sans grandes difficultés, et qui ici, apparaît comme un service exceptionnel.
Et tout comme le mondo, le film présente de nombreuses images choquantes au spectateur, en partant de ce contexte social, culturel et économique étranger. Si n’importe quelle scène de thanatopraxie est susceptible de heurter, puisque montrant Orozco vider les cadavres de leurs organes, on peut noter qu’il y a des scènes véritablement plus choquantes que d’autres. Comme notamment l’embaumement d’un bébé, ou bien alors une scène particulièrement éprouvante sur ce qu’Orozco inflige à l’œil du cadavre. Les scènes en extérieur montrant des cadavres fraîchement morts participent aussi de ces moments pouvant sembler plus sensationnalistes que les autres. Mais il serait malheureux de ne résumer le film qu’à ça, puisque malgré cette inscription dans la tradition du mondo, Tsurisaki opère davantage une franche rupture avec le genre plutôt qu’une continuité ou un revival. Si le mondo, très souvent, cherche un intérêt dans la curiosité du spectateur et dans sa volonté masochiste d’être choqué, Orozco The Embalmer, lui, a un rapport bien différent à la mort, en s’inscrivant sans ambiguïté dans le réel.
Le film s’ouvre sur un carton introductif indiquant ceci : « Dans le quartier d’El Cartucho, il n’y a rien si ce n’est des cadavres. Rien ne subsiste dans ce naufrage de violences et de prières. Je compte dépeindre ici l’amour et la dignité encore restante dans ces êtres humains dépouillés de tout. » Voici comment s’organise cette rupture avec le mondo : Tsurisaki Kiyotaka met d’abord en avant la dignité humaine à travers les cadavres qu’il filme. À l’écran, cela se traduit notamment par une entreprise d’embaumement cinématographique, où plus que de nous montrer le métier d’Orozco, il met en place un dispositif filmique reproduisant lui-même la thanatopraxie. Voici comment celui-ci se déroule : en premier lieu, nous voyons un cadavre arriver dans la chambre mortuaire, dans un état plus ou moins déplorable. Le début est très violent et déshumanisant : le cadavre est déshabillé, vidé de ses organes, puis lavé. Le traitement qui lui est infligé ne semble pas digne d’un être humain. Mais le miracle de la thanatopraxie cinématographique arrive au fur et à mesure de la séquence : tout devient plus doux, le visage se reconstruit sous les opérations barbares d’Orozco, les plaies sont cachées, il devient habillé, maquillé, puis présentable. Orozco fait plus que donner aux corps un état mimant leur aspect vivant, cela est d’ailleurs souligné alors qu’il maquille un cadavre, et qu’il vocifère que ce dernier ne s’est tout simplement jamais maquillé de son vivant. Ces êtres, vivant dans ce quartier qui les a privés de tout, se voient rendre ce qui leur était dû à travers ce rituel.
Cette transformation, malgré son aspect quasi-miraculeux, ne va pas sans un quelconque sentiment de malaise. Fortement influencé par l’ero-guro, Tsurisaki intègre une tension entre violence extrême et sublimation de la mort dans son dispositif. Paradoxalement, ce sont de grandes violences infligées au cadavre qui vont le rendre beau, c’est ce qui semble être une atteinte brutale à sa dignité qui va la lui accorder comme jamais il ne l’aurait connue de son vivant. L’autre tour de force du film, creusant l’écart entre lui et le mondo, est la dimension morale qu’il ajoute à cette sublimation, qui est loin d’être évidente en brisant le tabou ultime de la mort à l’écran.
Loin du nihilisme facile et du sensationnalisme qu’une production pareille pourrait proposer, Tsurisaki préfère chercher dans son documentaire ce qu’il y a derrière les horreurs du milieu qu’il dépeint. Le film est loin d’être un feel-good movie, son thème musical redondant traduisant par ailleurs parfaitement le spleen envahissant le spectateur au visionnage. Mais il s’impose tout de même de ne pas tomber dans la désolation. Et cela passe aussi par un regard cruellement humain posé sur ce quartier de Bogotá, plutôt que de s’attarder sur la cruauté de l’humanité (comme le disait le carton d’ouverture de Chienne de vie, sorti en 1962 et considéré comme le premier mondo movie : « la cruauté abonde sur notre planète« ).
Ce film, habité par les morts, est aussi grandement parcouru par les vivants. S’ils ne sont pas tous développés, de nombreux personnages émergent durant le métrage. Le plus évident est Orozco, étant clairement le personnage principal du documentaire. Mais jamais Tsurisaki ne prétend les dévoiler, les rendant à la fois hermétiques et dans le même temps réels, palpables. Orozco pourrait être présenté comme un exemple de vertu, une sorte de Robin des Bois des morts, permettant aux pauvres de s’offrir un service ne leur étant pas adressé. Mais il nous est montré aussi au travail, avec ses hauts et ses bas, ayant occasionnellement des réactions très violentes envers ses clients ou bien envers les cadavres. Il est dépeint comme un humain comme les autres, avec ses faiblesses (notamment de santé, qui représenteront d’abord dans le documentaire un enjeu mineur, pour se voir accorder une place centrale dans la fin du film) et ses forces.
Les cadavres sont paradoxalement aussi des personnages, individualisés autant par les remarques d’Orozco à leur encontre, que par l’acte d’embaumement en lui-même. Mais existent aussi parallèlement les clients, proches des défunts. Ils subsistent souvent par leur mutisme, comme par exemple cette mère venant pour son très jeune enfant mort, et subissant les foudres d’Orozco. Puis il y a les assistants d’Orozco, à la fois contre-point de ce personnage principal, mais aussi question sous-jacente à tout le documentaire : qui viendra s’occuper des cadavres d’El Cartucho après Orozco ? D’ailleurs, les habitants d’El Cartucho forment un groupe de personnages à part entière, notamment lorsque la caméra se permet de déambuler dans le quartier, loin de la piteuse chambre funéraire de notre embaumeur. Séquences tout à fait troublantes, puisqu’alors que l’on pense s’éloigner des corps de la chambre d’Orozco, on se retrouve face aux victimes de la violence de Bogotá. Cette partie du film est non-négligeable, représentant au moins un tiers du métrage et permettant de sortir du point de vue unique du thanatopracteur. Elle fonctionne comme parfait contre-point des séquences d’embaumement, renforçant l’humanité de la pratique face à ce quartier où vivants et morts se croisent dans la rue.
Orozco The Embalmer, même s’il est difficilement recommandable, reste un film bien plus sensible et fin que sa réputation bouchère le laisse entendre. Il est une sincère et belle réflexion autour de la mort, préférant la mélancolie oppressante au nihilisme tapageur. Malgré l’horreur qu’il dépeint et la froideur avec laquelle sont traités les cadavres, le film s’éloigne de l’exploitation outrancière pour y substituer une expérience sobrement et tristement humaine.
Thibaut Das Neves
Orozco The Embalmer de Tsurisaki Kiyotaka. Japon. 2001. Disponible en DVD et Blu-Ray chez Tetrovideo et sur la chaîne YouTube du réalisateur