Cette 28e édition de L’Etrange Festival nous aura permis de découvrir (ou redécouvrir) le réalisateur Mike de Leon, autour d’un focus lui étant consacré. C’est à cette occasion que la nouvelle restauration de Kisapmata, prochainement distribuée par Carlotta Films, a été diffusée.
Sorti en 1981 et présenté à Cannes en 1982 en même temps que son autre long-métrage Batch ’81, Kisapmata commence alors que Mila annonce à ses parents qu’elle est enceinte et qu’elle compte se marier avec son petit ami. Dadong, père tyrannique de la famille, n’entend pas laisser sa fille s’éloigner du foyer.
Inspiré d’un fait divers philippin ayant secoué le pays, Kisapmata prend la forme d’un thriller familial horrifique. Le film, par sa nature d’adaptation de fait divers, ne se donne pas pour ambition d’être surprenant. Comme annoncé en début de film, les dés sont joués. N’importe qui comprendra, sans pour autant connaître cette affaire, qu’un happy end n’est pas à la clé. Ce qui n’empêche pas au cinéaste d’insuffler un suspense hitchcockien maîtrisé, substituant à la surprise, l’angoisse de ce qui doit inévitablement arriver.
Cette angoisse tient d’abord par l’écriture très efficace de Mike de Leon. Il décide de nous plonger dans le point de vue de Mila, son personnage principal, en nous faisant lire son journal intime, voir ses rêves, et ne la quittant que très rarement. Malgré cette emphase sur Mila, il ne dévoile pour autant pas tout. Beaucoup de non-dits parcourent le film, de zones d’ombres, notamment autour du père et de la relation qu’il entretient avec sa fille. Tout d’abord présenté comme une figure de patriarche macho assez banal, la détestation de Mila envers son père et la peur qu’il procure aux membres de la famille créent un dérèglement entre ce que l’on voit, et ce que l’on sait. À la manière d’un thriller paranoïaque, toute cette première partie est construite pour faire monter la peur du spectateur envers la figure du père, tout en ne révélant pas ce qui le rend réellement monstrueux. Cela passe d’abord par des dialogues semblant louches, révélant plus le fait qu’il nous manque des éléments que nous apprenant des choses factuelles. Puis rapidement, il est question de comportements réellement inquiétants de la part du père, d’agissements très violents, très étranges, et d’une volonté de tout contrôler, rendant petit à petit le récit complètement étouffant. Dans la même situation que Noël, le petit-ami de Mila, le spectateur voit des choses qu’il ne comprend pas, et assiste à une peur qu’il ne peut pas comprendre raisonnablement, mais qu’il finira tout de même par ressentir à son tour. L’angoisse dans le film fonctionne à la manière d’un virus, s’attaquant petit à petit à l’entourage de la famille pour au final atteindre Noël, puis le spectateur. Et cette angoisse, apparaissant d’abord par mimétisme, puisque ne sachant pas pourquoi les personnages du film sont terrifiés par cette figure, se verra paradoxalement décuplée lors de la révélation, en milieu de film, du secret qui pèse sur cette famille. Elle fait basculer ce thriller paranoïaque dans un cauchemar éveillé.
C’est à la moitié du métrage, lors d’une discussion entre la mère et sa fille, que des mots sont posés sur ce qui ne va pas dans cette famille. Du moins, ils sont posés sans pour autant être prononcés : le spectateur comprend tout seul, au détour de ce dialogue et surtout de ses sous-entendus, ce qu’il se trame. Dire sans dire est aussi un moyen de rendre la chose bien plus bouleversante pour le spectateur que pour les protagonistes : elles vivent avec cette réalité, pire celle-ci est entrée dans le quotidien pour elles, tandis qu’elle explose au visage du spectateur. Cette révélation fait basculer ce thriller paranoïaque oppressant dans le film d’angoisse pur, où tant le passé ne peut être effacé, que la tragédie à venir ne peut être évitée. Le film joue parfaitement sur ces deux tableaux. Il suggère des éventualités au spectateur, à propos d’éléments possiblement en lien avec le secret ou non, pouvant devenir à leur tour, à n’importe quel moment du récit, source d’horreur. Et dans le même temps, il donne sans cesse à ses personnages des échappatoires possibles à leur situation, qui ne seront jamais prises puisque le film se dirige vers un destin inéluctable. L’écriture est impitoyable, jouant surtout sur les non-dits et les sous-entendus, faisant de ces vides non pas un espace propre à l’imagination du spectateur, mais bien un lieu réservé aux inexorables destins de nos personnages.
Ce focus de L’Etrange Festival permet aussi d’insister sur la diversité de genres et de styles au sein de la filmographie du réalisateur. Batch ‘81 est un teen movie aux allures de Salò de Pasolini, Frisson ? une farce parodique versant dans la comédie musicale, et Itim est un film aux frontières de l’épouvante, entre contemplation et mysticisme. Avec Kisapmata, de Leon explore les possibilités du thriller horrifique classique, tout en le contorsionnant.
Le spectre du huis clos représente notamment une réelle menace pesant sur le film. En effet, tout l’enjeu du film est que Mila veut quitter le domicile familial pour aller fonder une famille avec son petit-ami Noël, tandis que son père veut garder sa fille chez lui. Si le film ne plonge jamais dans le huis clos, il utilise cependant beaucoup de ses codes dans sa mise en scène pour nous menacer : à tout moment, sa fille, mais aussi son petit-ami, pourraient être séquestrés par le père jaloux. En faisant planer ce spectre, il nous pointe tant le danger représenté par le père (notamment lorsqu’il enferme Noël dehors toute une nuit, cela implique qu’il pourrait tout aussi bien les enfermer à l’intérieur dans un excès de colère) que le danger que représente la maison elle-même. Entre cette porte de jardin entourée de barbelés, et cette porte d’entrée que l’on referme avec une poutre, elle semble aussi impénétrable qu’impropre à l’évasion. Ressemblant presque parfois, à s’y méprendre, à une prison. Celle-ci devient réellement menaçante au fur et à mesure du métrage, fusionnant presque avec la figure du père, tant elle devient indissociable de Dadong. C’est peut-être ici qu’une parabole politique peut se cacher. Tourné, monté et présenté à Cannes lorsque les Philippines étaient sous l’autorité du dictateur Marcos, Kisapmata tend également vers l’allégorie de la dictature avec ce père tyran, roi dans son domaine. Cette menace du huis clos n’arrivant jamais est à la fois un outil horrifique redoutable, mais aussi manière assez habile d’évoquer, sans jamais l’expliciter dans le film, la situation de son pays.
Le film convoque une impressionnante diversité de motifs et de genres, dans une forme arrivant à rester à la fois très classique, ordonnée et efficace. Mike de Leon y explore l’horreur dans ce qu’elle a de réel et de palpable. Il y a également dans le film une sorte de dimension tragique modernisée, en construisant son scénario, ainsi que sa mise en scène, en direction de l’inéluctable fatalité qu’est le fait divers à l’origine du film. Mais on pourrait aussi y voir parfois un peu de survival, notamment dans une séquence glaçante où Mila essaye d’échapper à son père. Il y a une richesse folle dans Kisapmata, qui n’empiète miraculeusement ni sur son efficacité en tant que film de genre, ni sur sa profondeur tant le film brasse de signes, de symboles, et d’échos raisonnant particulièrement dans son contexte de sortie, et trouvant encore un sens aujourd’hui.
Thibaut Das Neves
Kisapmata de Mike de Leon. Philippines. 1981. Projeté à L’Etrange Festival 2022