Après Vanishing Point, Jakrawal Nilthamrong continue et pousse son exploration des vertiges de la conscience à travers le corps et le temps dans Anatomy of Time, en salles dès aujourd’hui. Il unit deux époques par le corps d’une femme, ses sens, ses sensations à l’aune de la mort et de l’amour.
Dans Anatomy of Time, le cinéaste thaïlandais laisse son abstraction plastique pour concentrer la force de son œuvre dans le balai qu’entreprend son montage entre deux temporalités, entre deux corps qui en deviennent quatre. Maem est le centre du tourbillon sensoriel que tente d’organiser Nilthamrong non sans maladresse. La jeune femme lie deux moments charnières de son existence, la naissance de son amour et la mort de son amoureux. Si la question de l’amour devient celle du désir dans le passé, elle revient au présent comme celle du dévouement. Dans les deux temporalités, le corps est le marqueur des bribes narratives que dispose le cinéaste ; sa vitalité à l’aune de la répression thaïlandaise des années 60 qui s’exprime par cette histoire d’amour entre Maem et ce soldat puis sa déliquescence à notre époque, par le fait que Maem assiste et accompagne son amant dans la mort. Si l’œuvre peut paraître didactique lorsqu’on la déplie, elle ne se présente pas de cette manière dans le flux sensible qu’organise le cinéaste. Son dispositif repose sur une sorte d’analogie sensible et instinctive entre les époques par la mémoire que garderait le corps comme une incarnation du temps. Si l’anatomie désigne la science qui étudie l’agencement et la structure matérielle des corps vivants, Nilthamrong, comme dans son film précédent, tente de nous donner accès au double métaphysique, intelligible de cette dernière. Anatomy of Time semble vouloir rendre compte de l’ensemble des forces invisibles qui déterminent nos existences concrètes à travers le spectre d’expériences de Maem.
Exposée ainsi, la démarche du cinéaste peut faire penser à Oncle Boonme de son compatriote, Apichatpong Weerasethakul une décennie plus tôt. Mais cela renvoie également aux expérimentations de Gaspar Noé post-Enter The Void, où les états des corps sont indissociables de la mémoire des personnages qui recomposent l’espace-temps à l’aune des voyages de leur conscience altérée. Anatomy of Time nous plonge dans cette mosaïque mémorielle comme pour essayer de toucher ce que serait l’immensité vide du concept de temps : tout semble s’être déjà passé mais semble également se répéter. La seule chose réellement immanente que capte le cinéaste en dehors des acteurs est bien sûr l’environnement thaïlandais, ses plages, ses forêts, arbres… Comme s’ils témoignaient paradoxalement autant du caractère éphémère de ce qui est, que d’une sorte d’éternité dans chaque moment qui semble glisser vers l’onirisme qu’invitent les désirs humains les plus fort comme le sexe. La scène érotique sur la plage joue justement sur la simultanéité des deux concepts opposés qui traversent pourtant le film : le corps de la jeune actrice, par l’érotisme qu’il dégage, nous donne à vivre la scène au présent de notre propre émoi. Pourtant, l’espace qui permet ce moment semble éloigné de tout marqueur temporel : les deux femmes sont isolées entre des rochers, le sable et la mer. La plage telle que la filme Nithamrong semble être autant un espace idéal, donc éternel, que ce qu’elle permet d’assouvir, le désir sexuel, est éphémère (et cyclique). C’est dans la mise en scène de ce type de nœud paradoxal que Anatomy of Time est le plus intéressant voire bouleversant. Il s’avère moins captivant dans l’exploration de la vie de l’amant de Maem, le général. Même si ces scènes entrent en résonance avec l’émotion globale que le cinéaste tente de susciter durant l’œuvre, elles semblent parfois nous perdre dans des effets de surlignage ou de non-dits, dont la puissance du hors-champ aurait aussi pu rendre compte.
L’œuvre ne s’accorde pas assez de temps pour explorer l’éventuelle lourdeur du passé militaire ou des incarnations de cette dernière dans le présent. C’est là que se trouve le déséquilibre majeur de Anatomy of Time qui fascine dans son épure mais dont certains moments manquent de puissance plastique sidérante qui rendait Vanishing Point si passionnant. Jakrawal Nilthamrong parvient malgré ces déséquilibres narratifs à nous plonger dans une certaine mesure dans le vortex que provoque la reflet de la conscience sur elle-même.
Kephren Montoute
Anatomy of Time de Jakrawal Nilthamrong. Thaïlande. 2021. En salles le 04/05/2022