Mise en abyme somptueuse du monde du cinéma et de ses tourments, Le Héros (Nayak, 1966) marque la rencontre de Satyajit Ray avec l’icône bengalie Uttam Kumar, considéré comme l’un des plus grands acteurs de sa génération. Un joyau méconnu à (re)découvrir en version restaurée 2K, dans un sublime coffret, en DVD et Blu-Ray, contenant 6 films du cinéaste et édité par Carlotta Films.
Pour la seconde fois seulement de sa carrière, Satyajit Ray rédige entièrement le scénario de son film, délaissant les inspirations littéraires qui constituent habituellement les fondements de ses récits. Le Héros est écrit avec un seul et unique acteur en tête : Uttam Kumar. Superstar du cinéma populaire bengali, celui-ci compte alors plus d’une centaine de films à son actif et forme avec l’actrice Suchitra Sen un couple iconique et incontournable sur le grand écran. « J’étais anxieux à l’idée de travailler avec Uttam« , explique Satyajit Ray dans son discours en hommage à l’acteur décédé en 1980. « J’avais écrit le rôle avec lui en tête. C’était un rôle auquel je pensais qu’il pourrait facilement s’identifier : un jeune homme ordinaire, de classe moyenne, devenant une star de cinéma. Une histoire de transfuge ressemblant finalement beaucoup à sa vie ».
Le long-métrage est en effet taillé sur mesure pour Uttam Kumar : portrait sensible d’un acteur adulé et respecté hanté par ses doutes, Le Héros met à nu un monde de chimères et fantasmes. C’est par un plan d’ouverture mystérieux que l’on découvre le personnage incarné par Kumar, Arindam Mukherjee. Alors que le générique défile sur une musique jazzy, autour de ce qui ressemble à des barreaux, l’arrière flou et mouvant d’un crâne se dessine. Se dévoile un homme moderne, propre sur lui, se coiffant devant un miroir. Son intérieur est épuré mais luxueux, plusieurs photos de lui ornent les pièces. On comprend rapidement, dans un court dialogue avec son manager, que son dernier film ne fait pas les entrées espérées, et qu’il s’est laissé entraîné la nuit précédente dans un combat de rue. Cette scène d’exposition constitue la seule scène intra-muros du film, dont toute l’intrigue se déroule sinon dans un train reliant Calcutta à Delhi. Le huis-clos n’est plus alors brisé que par les souvenirs et les rêves tortueux du comédien.
Pendant 24h, Ray suit son acteur évoluant aux côtés d’une galerie fascinante de personnages dans les couloirs, wagons-restaurants et cabines de la machine à vapeur. Il rencontre notamment une journaliste ambitieuse, Aditi Sengupta. Interprétée par l’immense Sharmila Tagore, que Ray a révélé au public avec Le Monde d’Apu (1959) et La Déesse (1960), la jeune femme tente de percer l’armure flegmatique et assurée d’un homme adulé et élevé au rang de divinité. Amusé par ses questions, il lui confie qu’un acteur appartient au monde des illusions : pour le public, il est un héros, il ne connaît ni doutes ni faiblesses. Peu à peu, il se laisse néanmoins aller à évoquer des bribes de sa vie passée et son image se brise.
La collaboration entre Ray, Kumar et Tagore se révèle magistrale. Incroyable portrait d’artiste, Le Héros est l’occasion pour le réalisateur de renouveler sa façon de raconter et de filmer. Les dialogues, intelligents, plein d’esprit et de malice, sont en effet soutenus par des plans simples mais puissants. Satyajit Ray confirme son attachement pour les plans serrés mettant en avant les yeux évocateurs de ses acteurs, tout en réalisant de superbes travellings et des mouvements de balance très intéressants de caméra entre ses deux personnages principaux, comme pour mieux souligner le lien ténu et intime qui les unit pendant quelques heures.
Le véritable terrain de jeu de Ray passe cependant par le prisme du rêve, qui lui offre une liberté artistique totale en termes de mise en scène, de cinématographie et de discours. Poétiques mais profondément cruels, les songes de l’acteur sont en effet le reflet d’une réflexion globale de Ray sur le cinéma, ses gloires et ses lâchetés. À la fois introspection et mise en abyme constante, Le Héros permet au réalisateur de parler de la façon dont est perçu le septième art en Inde, parfois trop commercial et pas assez artistique, parfois dépravé, parfois trop détaché des réalités.
Il est facile d’y discerner le propre point de vue du réalisateur, qui s’est amplement épanché tout au long de sa vie sur les mutations du cinéma, le rôle de ceux qui y travaillent, l’influence du grand public et sur sa volonté d’étudier la nature humaine plutôt que de reprendre la rhétorique tant appréciée du héros idéaliste contre le mal. Après tout, comme il le souligne par le biais d’Aditi lorsqu’elle rencontre l’acteur pour la première fois, « un héros n’est pas un dieu« .
Hommage au cinéma et miroir d’une humanité terrifiée à l’idée de sombrer, Le Héros est sûrement l’une des réalisations les plus abouties et réussies de Satyajit Ray.
Bonus :
À propos du film, entretien avec Charles Tesson (9mn) : l’historien et critique pointe la singularité du long-métrage dans l’œuvre de Satyajit Ray. Pour son seul film explicitement sur le cinéma, Ray va là où on ne l’attend pas en refusant de proposer une satire. Dans une approche parfois presque documentaire à son acteur, il redonne au cinéma ses lettres de noblesse dans la culture bengalie grâce à un récit complexe et intelligent.
Le Héros, vu par Eva Markovits (8mn) : comme le souligne la critique, Ray interroge avec ce film le rapport à la création, à la notoriété et au compromis artistique. Il questionne ses personnages et les codes du cinéma, sans jamais condamner, entre désir, rapports de force, et apparence. Eva Markovits revient notamment sur l’incroyable séquence de rêve filmée avec une extrême stylisation et une mise en abyme qui n’est pas sans rappeler certaines œuvres de Bergman ou de Fellini.
Audrey Dugast
Le Héros de Satyajit Ray. Inde. 1966. Disponible dans le coffret Satyajit Ray en 6 films, en DVD et Blu-Ray chez Carlotta Films le 01/03/2022