Pour son quatrième long métrage, Careless Crime, Shahram Mokri mélange avec astuce la fiction et la grande histoire, à savoir l’incendie d’une salle de cinéma en 1978, un tournant de la révolution iranienne.
En Iran, quatre individus se préparent à incendier un cinéma lors d’une projection d’un film. Sommes-nous en 1978 ? En 2020 ? Ou devant le film projeté dans la salle de cinéma ? Careless Crime développe et entremêle trois lignes narratives pour mieux perdre le spectateur, les acteurs ; brouiller l’histoire et la fiction ; et faire d’un incendie criminel perpétré en 1978 un événement potentiellement contemporain, quitte à comparer la période trouble et révolutionnaire de 1978 à l’Iran d’aujourd’hui. Une période de tension larvée, avec notamment des divergences générationnelles, qu’une étincelle peut enflammer. Interroger l’histoire, c’est irrémédiablement s’interroger sur le contemporain.
Le film se déroule donc en trois lignes narratives. Dans la première, on suit l’histoire de quatre personnes qui veulent mettre le feu à un cinéma qui projette Le Cerf de Massoud Kimiai, un classique du cinéma iranien. Dans la deuxième, nous regardons Careless Crime, le film projeté au cinéma : des militaires ont retrouvé un missile non explosé près d’une source mystique où des étudiantes organisent la projection en plein air du film Le Cerf. Dans la troisième, le public attend la projection du film de la deuxième ligne narrative. Tout serait simple si ces lignes narratives étaient bien délimitées mais les frontières sont donc brouillées et le spectateur ne sait plus si les incendiaires sont en 1978 ou aussi en 2020.
Histoire(s) du cinéma iranien
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Shahram Mokri prend comme point de départ un événement qui a fait date dans l’histoire de l’Iran : le 19 août 1978, 478 personnes sont mortes lors de l’incendie du Cinéma Rex, à Abadan, lors de la projection du Cerf de Massoud Kimiai. Qui sont les auteurs de ce crime ? La police secrète du chah ? Des opposants islamistes ? Careless Crime ne répond pas à cette question. Le fait est qu’à la fin des années 70, les incendies de cinéma étaient un des moyens utilisés par les manifestants anti-chah pour troubler l’ordre public et s’attaquer à ce qui était considéré comme un symbole de la vie occidentale et américaine.
Après l’instauration de la Constitution de la République islamique de 1979, de nombreuses productions cinématographiques seront interdites. Ce ne sera pas le cas du Cerf de Massoud Kimiai, initialement sorti en 1974 mais distribué en Iran à partir de 1976, après plusieurs censures. Dans ce film, Ghodrat, un braqueur de banque poursuivi par la police, trouve refuge chez un ami d’enfance, Seyed, ancien cool kid du lycée, devenu l’ombre de lui-même : un alcoolique et un toxicomane qui vit dans le dénuement le plus total, parmi les pauvres et rejetés de la société, survivant uniquement dans l’espoir d’une prochaine dose d’héroïne. Le Cerf est un miroir terrible sur les laissés pour compte de la société iranienne du chah. La fin du film fut modifiée pour éviter la censure (avant d’être rétablie après 1979) : dans la version autorisée, Ghodrat et Seyed, cernés par les forces de l’ordre, décidaient de se rendre à la police. En réalité, dans un acte de loyauté et d’abnégation suicidaire et sacrificielle, les deux compères meurent sous les balles de la police.
Le Cerf, film culte et grand succès populaire avant et après 1979, figure régulièrement en tête des listes sur les meilleurs films iraniens. Il a fait l’objet d’une restauration et a été projeté au dernier Festival international du film de Rotterdam, en attendant, on l’espère, une sortie DVD.
Le Cerf est donc projeté dans les première et deuxième lignes narrative de Careless Crime… mais fait aussi l’objet de débats entre cinéphiles dans la troisième ligne narrative. Avec Careless Crime, Shakram Mokri est à la fois historien, historien du cinéma et historien cinéphile.
Historien dans sa mise en scène d’un événement réel important dans la révolution iranienne ; historien du cinéma dès la scène introductive au musée du cinéma qui est prétexte à expliquer aux spectateurs, grâce à un film documentaire, la situation économique des salles de cinéma dans les années 70 et la législation concernant les dispositifs anti-incendies ; historien cinéphile dans ses références au Cerf et à son acteur vedette Behrooz Vousoughi, à d’autres classiques comme Les Aigles de Samuel Khachikian (film de guerre sur la guerre Iran-Irak), les nombreuses affiches de films placardées dans le cinéma ou la référence à Morteza Momayez, célèbre graphiste et concepteur d’affiches. Il cite également au début du film, dans le musée, The Crime of Carelessness, film de prévention sur les risques d’incendie dans les usines. Un film commandé par la National Association of Manufacturers à la suite de l’incendie de l’usine Triangle Shirtwaist à New York, aux États-Unis, en 1911, causant la mort de 146 personnes. C’est dans ces extraits de fiction que l’on verra le seul incendie du film.
Tout Careless Crime se joue autour d’une scène manquante : LA scène prétexte au film, à savoir l’incendie du cinéma Rex le 19 août 1978. Shahram Mokri tourne autour de cet incendie comme un derviche tournerait autour d’un feu de Saint Jean. D’ailleurs, il tourne littéralement autour de ses acteurs à l’occasion d’un plan séquence qui rejoue plusieurs fois la même scène mais en changeant à chaque fois de point de vue. En somme : une définition du cinéma.
Marc L’Helgoualc’h
Careless Crime de Shakram Mokri. Iran. 2020. En salles le 03/11/2021.